Tribune : Huit mois plus tard…

Le texte qui suit est une tribune d’un de nos camarades, il n’engage pas l’entièreté de l’organisation, et possède une charge polémique. C’est pourquoi il est signé du pseudonyme du camarade en question.

Qu’est-ce qu’il se passe ?

Il me semble que deux catégories de personnes n’ont pas accepté le fait que le mouvement des gilets jaunes était fini : les gilets jaunes et le gouvernement. L’un des deux est bien plus blâmable que l’autre, cependant, parce que organisé, puissant, légitime, et particulièrement stupide.

À RC, nous avions émis des réserves sur le mouvement dès le lendemain de «l’acte I», le 17 novembre 2018.

Cette prise de position est déjà extrêmement datée ; elle se concentre beaucoup plus sur les aspects que les plus problématiques des gilets jaunes, parce que nous pensions qu’il allait y avoir une tendance majoritaire à gauche à soutenir ce mouvement.

Il nous avait semblé logique, nous qui participons de ceux qui veulent organiser le prolétariat, de faire une publication émettant des réserves sur le mouvement des gilets jaunes. Malgré la sympathie naturelle que nous avons envers les mouvements qui viennent du bas la pyramide sociale – en réalité, nous devrions être d’autant plus vigilants que nous avons cette sympathie à priori – de multiples choses nous tracassaient. Rien de neuf pour un groupuscule marxisant : la visée anti-fiscale, le refus des groupes constitués, l’aspect « trans-classiste » et « populiste », la prise de cours de nos traditions militantes par l’utilisation d’un « gadget », le gilet jaune. Tout n’était pas légitime dans cette critique, cette critique est critiquable. Mais elle ne semble pas avoir loupé sa cible complètement non plus, et elle n’est pas (trop) un objet de honte à mes yeux.
Mais nous avons eu une grande surprise : une partie énorme des mouvements se réclamant du marxisme-léninisme, du communisme, de l’anarchisme – quasi tous, en fait – se plaçait derrière les principes en vertu du slogan « Aller où sont les masses ! ».
Pour reprendre un vieux slogan maoïste, tout ce qui bouge n’est pas rouge. Si nous souhaitons que le prolétariat prenne conscience de sa force comme classe, commençons par analyser la dynamique de classe que nous avons en présence, mais, surtout, quels sont les objectifs politiques que se sont donnés les membres de tel ou tel mouvement. Et alors, là…

Les différentes attaches de la remorque

Que l’on veuille se mettre à la remorque d’un mouvement, les opportunistes nous y ont habitué ; il ne s’agit bien évidemment pas de négliger cette tactique, mais quand elle devient stratégie dominante et systématique, pourquoi s’étonner de l’absence de structure fiable ? En cela, les populistes de gauche sont cohérents : tous les mouvements signifieraient quelque chose, et en multipliant les revendications et en les agrégeant, on finirait par faire un « but commun », un quelque chose qui serait profitable à tous contre les élites. J’ai plus simple à proposer : on identifie ce que les élites défendent, et on fait tout l’inverse ; comme ça, plus de problème, on a une belle distinction peuple/élite. C’est simple, mathématique.

Que ceux-là restent dans leur stratégie de remorquage, à la limite, c’est leur affaire. Qu’ils en deviennent les porte-étendards de la gauche parce qu’ils veulent être le parti électif, à la limite, c’est leur problème. Mais que les révolutionnaires, si critiques, si « on ne nous la fait pas, on représente le prolétariat », tombent avec un si grand délice dans cette ornière, c’est au moins drôle, au plus pathétique.

Attention camarades, l’erreur est acceptable mais persévérer est inexcusable. Et faire comme si de rien n’était ne vaut pas mieux.
Tout comme un trotskyste peut me dire, droit dans les yeux, « l’URSS ce n’était pas du vrai socialisme », mais que « Che Guevara est un vrai communiste » et que « les soviétiques ont réussi à triompher des nazis grâce au souffle révolutionnaire des masses », j’en entends d’autres qui me disent que les Gilets Jaunes qui appelaient à la fin du Pacte de Marrakech n’étaient pas des vrais, et qu’ils étaient manipulés, ou que sais-je, que les débats incessants sur le RIC, et bien, c’est quand même un mieux démocratique (en fait : non), et que ceci et que cela.

Comment peut-on être intransigeant et sectaire comme une souche d’arbre sur un sujet, et être relativiste dès que ça nous plaît ? Suivre le sens du courant, nous le faisons tous, mais le mouvement des Gilets Jaunes a pourtant envoyé très vite des signes qui étaient problématiques. Changeons de vêtements et de couleur, et rappelons-nous des bonnets rouges, autre révolte fiscale aux caractéristiques vraiment très proches. Les révolutionnaires qui étaient au cœur de la bête, qui entendaient ces propos réactionnaires ou contre-révolutionnaires et qui ne justifiaient cet état de fait par un « des idées fausses sont diffusées dans les masses », et qui justifiaient leur action par un « il faut aller là où est le prolétariat » ont complètement démissionné de la mission que le Socialisme Scientifique leur commandait : avoir une analyse scientifique de l’action humaine qui se déroule sous leurs yeux. La science n’est pas le plaquage de ce qu’on veut sur le monde, c’est tout l’inverse, c’est la volonté qui est plaquée par la réalité telle qu’elle se déroule, totalement déconnectée de nos désirs et de nos fantasmes politiques.

Où sont passés les progressistes ?

Je ne suis pas entièrement idiot, je suis bien conscient que l’idéologie dominante n’est pas très progressiste. De personnes qui explosent de colère soudainement, on peut excuser beaucoup de choses. Mais pas aux « avant-gardes éclairées ». Pas à celles et à ceux qui veulent conduire un jour la révolution, être aux premières loges, et peut-être tenir un rôle effectif dans la gestion d’un État (je laisse aux anarchistes le soin de mettre au point leur stratégie sur cette question). La révolte, la jacquerie, cela ne fait pas souvent des révolutions.

Il y a un problème général à notre époque avec les notions de politique et d’organisation. Les gilets jaunes, ce sont bien les avant-gardes de quelque chose, l’avant-garde du bon sens commun, que les politiques sont tous des pourris, que les idéologies c’est de la merde, qu’on nous manipule et que c’est tous des cons sauf moi – tous des cons sauf nous, pour les plus collectivistes.

Comme les syndicats sont tous des pourris et les partis politiques tous des menteurs, pas d’organisation. Le principe d’organisation est vu comme anti-démocratique par essence, parce qu’il empêche l’expression naturelle de la parole individuelle.

Ah ça, parole, il y a. Parler, parler, parler, questionner, donner son avis, ou déconstruire, c’est une maladie incroyable de la gauche radicale, militante, révolutionnaire. On a des auteurs qui déconstruisent, qui posent des bonnes questions, qui font une analyse, un petit commerce idéologique qui enfle et se perpétue. Quant à savoir ce qu’il faut construire concrètement et comment on le fait, la fin reste ouverte. Tout ça ferait un roman policier extrêmement désagréable, mais c’est devenu la loi du genre.

Idéologie formidable où la politique se réduit à être synonyme de promesses électorales, et organisation à verticalité et corruption, je ne vois pas comment soudainement les masses giletsjaunées se mettraient à vous suivre dans un grand mouvement plus ou moins structuré, en vu de quoi, d’ailleurs ? De la Révolution ou de la destitution de Macron ? De la fin du Capitalisme ou de la Vraie Démocratie ? Ce principe là, de défiance envers les corps constitués, porte un nom, le bonapartisme, et ce n’a jamais été un allié du progressisme et de l’émancipation de la classe laborieuse.

Pourtant, le jeu du pouvoir politique va avoir créer des formes de structuration. Dans tous les mouvements spontanés, qui sont à chaque fois vus comme des surprises et des miracles démocratiques lors de leurs premières heures, depuis au moins les mouvements de place publique des années 2000. Les mêmes recettes sont à l’œuvre, qui inexorablement mènent soit à la mort du mouvement par dogmatisme de l’individu souverain (Indignés français de 2011/2012,  les Nuits Debouts du printemps 2016, par exemple), soit à la constitution de structurations plus fermes qui se mettront en filiation du mouvement. Mais, en attendant, des têtes vont émerger spontanément, comme on peut voir apparaître des herbes sur les trottoirs. Parce que malgré tout créer des représentants de la manière la plus sale qui soit : prime à la grande gueule, et à ceux qui s’accommodent à l’air du temps. Le soucis qu’il y a avec un porte-parole classique, qui fait la distinction entre son avis et l’avis qu’il est censé devoir défendre et porter, c’est que ces porte-parole organiques disent ce que eux, personnellement, défendent. Le jeu médiatique devient alors encore plus mordant, parce qu’il faut des personnes qui ont un quelque chose en plus, qui passent bien et, qui, surtout, seront capables de venger les personnes qui sont dans la rue de leurs humiliations face aux élites.

Mais imaginons une seconde un mouvement qui se doterait «organiquement» de porte-paroles d’un sympathique acabit : un mégalomane militariste, complotiste, légèrement réactionnaire, un chouïa xénophobe ; un prof d’économie-gestion complètement lunaire, positiviste du droit constitutionnel, qui est naïf selon ses propres amis, mais qui veut révolutionner le monde (matériel) par des idées ; des personnes mises en prison pour menaces de morts, des complotistes du complot oligarchique mondial, des petits chefs d’entreprises qui sont soumis au ras-le-bol fiscal, d’anciens militants politiques du feu Front National exclus pour propos trop racistes envers les arabes.

Critique du critique de la critique

Maintenant que le gros du mouvement est passé, que font ceux qui sortaient du Lénine pour justifier leur implication dans les manifestations du samedi, ceux qui chantaient au contexte pré-révolutionnaire du mois de décembre, qui s’exaltaient du grossissement de leurs rangs d’une armée de révolutionnaires prolétaires à venir et de l’extension du mouvement à la Belgique, au Liban, que les élections européennes allaient être le test incroyable de l’élan anti-Macron ? Maintenant qu’il ne reste plus qu’un noyau dur qui s’est renfermé à plus grand chose, que les ronds-points sont décongestionnés et que la casse sociale, éducative, écologique, xénophobe du gouvernement a les coudées franches, il est effroyable de contempler le silence de ceux qui appelaient à la constitution de barricades laisser mourir cette expérience politique qui a scandé les samedis sans rien dire, en laissant la bête mourir et en voulant en récupérer les quelques éléments politisés sur le tas. C’est particulièrement hypocrite, profondément opportuniste, et humainement obscène.

Cette séquence politique n’a accouché de rien, et surtout pas de la remise en cause des pratiques militantes à gauche.

À Reconstruction Communiste, la critique de nos erreurs viendra en temps et en heure, et particulièrement sur la stratégie que nous avons suivie. Mais nous sommes peu nombreux, vraiment peu nombreux, et nous ne pouvons pas nous permettre de dire amen à tout ce qui sent le populaire. Sans doute aurions-nous eu les mêmes réticences initiales si nous avions été plusieurs centaines. Pour le moment, nous nous concentrons à faire des actions concrètes, humbles et qui ne vont pas abattre le capitalisme dans deux jours. Nous essayons d’au moins améliorer les conditions d’existence de quelques personnes, même si bien sûr c’est peu de chose.

Qu’on ne se trompe pas : à RC nous sommes critiquables, nous ne sommes pas irréprochables, et nous le savons. Nous ne nous considérons pas comme le phare du communisme en France, qui aurait toujours raison et abreuverait les masses de la Vérité, avec une Grosse Majuscule. Si nous faisons des erreurs, et nous en faisons, même si cela est difficile, désagréable et extrêmement humiliant dans la galaxie des groupuscules gauchistes, nous devrons les reconnaître.

Néanmoins, nous pensons avoir eu raison dans ce cas présent, à la vue de ce qu’il ressort de ce mouvement, près de huit mois plus tard.

Ilyne

À suivre : une tribune sur les Gilets Jaunes eux-mêmes, et sur les idées politiques qui les sous-tendent.