Dans cet article, une fois n’est pas coutume chez les marxistes, il sera question d’idéologie, de lutte des classes et des masses.
Quand je parle des masses, je fais référence aux gens qui n’ont que rarement voix au chapitre, dont on ne recueille les doléances qu’une fois tous les cinq ans. Toute la population laborieuse qui se lève pour aller récolter les richesses de la Terre, en créer dans les usines, les mettre en valeur, les transporter, les vendre. Je ne parle pas ici de nos amis bourgeois mais de celles et ceux que j’appellerai bien souvent dans mon article : classes populaires ou simplement masses. Plus précisément au sujet de cette catégorie de la population, je souhaite ici questionner l’assertion suivante : les masses ont-elles toujours raison ?
Avant toute chose, précisons ce que j’entends par « avoir raison » dans un cadre de discussion politique.
Dans une époque où la démagogie1 a le vent en poupe, il est de bon ton de s’en remettre à une supposée opinion générale pour argumenter. Il s’agit d’un problème touchant la droite comme la gauche mais avec des causes, facteurs et finalités différentes. L’extrême droite, comme à son habitude, en est friande. La social-démocratie ressuscitée de Mélenchon et Roussel se plaît aussi au jeu de la vox populi. On pourrait citer également les souverainistes Twitter2, les maoïstes un poil dogmatiques et autres courants communistes se plaisant à extraire la vérité chimiquement pure de la masse. Pour autant ces idées, citées à tort et à travers, soutiennent-elles les intérêts des classes populaires ? La question est donc ici de savoir si les idées présentes dans les masses sont à leur service, dans ce cas nous pourrons dire qu’elles sont sur une ligne que nous pourrions qualifier de « juste », qu’elles ont raison d’un point de vue politique. Dans le cas contraire, où leurs idées desserviraient leurs intérêts, nous pourrions affirmer qu’elles font fausse route.
Pour tenter de répondre à ces questions, ma grille d’analyse se veut rationnelle, marxiste. Je ne pense pas livrer ici une savante analyse scientifique. Néanmoins, je peux essayer de réfléchir avec toi camarade lectrice ou lecteur autour du sujet que je te propose.
I – Parler et écouter
La première partie de l’analyse porte sur les individus, je vais y présenter la manière dont ces derniers interagissent et comment ce processus est à la fois constitutif de la parole populaire mais aussi formaté par des facteurs extérieurs.
Dans notre quotidien, nous sommes exposés en permanence à des opinions qui sont cependant rarement présentées comme telles. De la salle de pause à la salle de classe, du plateau TV au plateau technique, de l’atelier de maintenance au « workshop » de la CFDT3, nous sommes sans cesse bombardés de prises de positions. Avant même de réfléchir au propos énoncé, bien que nous devrions le déplorer, nous commençons souvent par prendre en compte l’émetteur du discours : qui me parle ? Dans le cadre de la réflexion sur émetteurs et récepteurs, je vais nous permettre un petit détour avant d’arriver au cœur du message délivré.
Je pose là une première pierre : si la masse populaire existe, elle est plurielle. Plurielle de par son environnement géographique (campagne, petite ville, banlieue), le type d’emploi (ouvrier ou standardiste) mais aussi relativement à une multitude d’autres facteurs comme la socialisation, la culture, le genre, la religion, etc. ; tout simplement le parcours de vie. N’étant pas un libéral, je ne suis pas en train de vous expliquer que la société est uniquement composée d’agents évoluant au gré de leur libre-arbitre. Non, au contraire, je dis justement qu’il existe un grand nombre de dénominateurs communs, dont le plus important est d’ailleurs l’appartenance de classe, et ce parce qu’il est au cœur même du fonctionnement et de l’évolution de la société et qu’il prédétermine l’expression des autres. Si les marxistes placent ce facteur comme premier, c’est parce que la prise de conscience de ce trait commun est déterminante dans le renforcement du prolétariat : elle permet une remise en question de l’ensemble des fondements de la société capitaliste. Malheureusement, l’heure n’est pas encore à un nouvel essor de la conscience de classe dans le prolétariat et des sous-facteurs communs prennent le pas. Cet émiettement vient d’une part de la défaite momentanée du camp socialiste et du triomphe du libéralisme ayant provoqué un violent tournant individualiste4 encore inconnu dans l’histoire humaine. De cet individualisme, de la perte de repères, surgit le réflexe identitaire et la réaction. Le nationalisme, la religion, les idées conservatrices et réactionnaires se nourrissent du vide existentiel créé par l’individualisme libéral. Face à cela, le camp socialiste peine encore à proposer son propre palliatif. De cette situation émerge les discours que nous entendons au quotidien.
Ce que j’ai essayé ici de mettre en lumière, c’est qu’il est difficile de parler d’un bloc monolithique quand l’on évoque la voix du peuple, la conscience populaire. Il existe des éléments de conscience collective, historiquement constitués, il convient donc d’envisager une prise de position en tenant compte du profil de son auteur.
Ainsi, nous pouvons trouver des individus d’horizons très différents partager des idées et propos en commun. L’islamiste comme le nazillon pourront s’opposer tous les deux à l’avortement sans partager un parcours identique. Le message est commun mais les parcours et les causes ne se confondent pas. Nous pourrions parler de facteurs extérieurs à la tenue de ces propos, des dynamiques psychosociales, mais nous devons en priorité nous en tenir à ces quelques leçons basiques.
Le fait que la masse populaire et ses conceptions politiques ne constituent pas un bloc uni n’est pas une grande découverte, mais il suffit constater le nombre d’incantations faites au nom du « sens commun » dans le débat public pour se rendre compte qu’il ne s’agit pas non plus d’une évidence acquise par tous. Nous avons aussi commencé à voir que les idées se forment selon des conditions d’existence données, dans des groupes aux origines diverses mais selon certains dénominateurs communs.
Quand est-il de celles et ceux qui écoutent ?
Admettons que vous appreniez dans un média quelconque une catastrophe de type AZF5. Vous allez immédiatement après un moment plus ou moins long de sidération procéder à une prospection mentale de l’événement avec votre grille d’analyse. Vous allez la traiter à l’aune de vos déterminants propres. Ainsi dans le cas d’AZF en 2001, un grand nombre de personnes ont directement pensé à une attaque terroriste à cause de la proximité des événements survenus aux États-Unis mais aussi en raison du climat anxiogène diffusé par la droite et les médias. Nous sommes alors moins d’un an avant les élections présidentielles de 2002, le contexte politique commence à s’agiter comme avant chaque période électorale. C’est le réflexe politique qui prend le pas sur l’analyse rationnelle. C’est d’ailleurs bien normal et ce n’est pas grave si vous êtes capable de reprendre rapidement vos esprits pour laisser la place à la raison ensuite. Cependant, vient ensuite le passage de l’individu au collectif, de la considération « personnelle » au politique. Toujours au sujet de notre accident industriel, voilà que vous vous mettez à en parler autour de vous. Les réflexions personnelles s’échangent, se contredisent ou s’accordent, s’affinent mais virent parfois à la surenchère. De ce processus va émerger une nouvelle situation aussi bien au niveau individuel que collectif. Vous allez progressivement vous construire une opinion plus ferme en même temps que le reste du groupe. Des conclusions immédiates sur les évènements vont éclore et dévoiler un état d’esprit politique du moment.
Il est important de poser ici deux pierres supplémentaires à notre édifice qui se complexifie.
Tout d’abord, ce temps d’échange collectif dont nous parlons abstraitement ne se caractérise pas forcément par une discussion formelle avec un nombre déterminé de personnes. Il s’agit plutôt du moment où nos idées sortent de la sphère intime et où nous nous trouvons exposé dans le même temps à d’autres opinions. Les discussions argumentées avec d’autres personnes représentent les meilleures situations, qui plus est si nous sommes en présence de contradicteurs, où peuvent émerger des idées politiquement variées. La réflexion est nourrie, affûtée, qu’on le veuille ou non. À ces discussions viennent s’ajouter l’exposition aux médias de masse et aux opinions qui y sont exprimées, que ce soit à la télévision, dans les journaux ou sur les réseaux sociaux.
Essayons de nous recentrer et de boucler notre raisonnement. Nous venons de raccrocher notre wagon, les destinataires sont autant sujets aux biais que les émetteurs. D’une part parce qu’il s’agit des mêmes personnes, mais aussi parce que les éléments qui façonnent notre réception d’une information et qui nous permettent de l’analyser forgent aussi notre regard, nos analyses, donc ce que nous allons avoir à dire sur le monde. Ces facteurs idéologiques sont historiquement constitués, influencés par l’organisation de la société, son économie, ses forces politiques, les événements qui la traversent et bien sûr les actions des hommes et des femmes. Nous avons évoqué l’ampleur de l’offensive idéologique bourgeoise, de ses ailes libérale et nationaliste, de son impact sur les idées diffusées dans les masses. Le phénomène que j’ai tenté de décrire au fil de cette première partie appartient à un tout, que nous marxistes appelons : la lutte des classes.
II – Raisonner
Comme nous venons de l’évoquer, les idées parcourant les masses sont des instantanés de la situation de la lutte des classes. Ainsi, nous sommes imprégnés du contexte dans lequel nous vivons, nous agissons dans les limites de ce cadre. Mais quel est ce cadre ?
À la base de tout, nous trouvons la nouvelle configuration de l’économie française. Cette dernière a été marquée, plus que le reste de l’Europe, par les délocalisations au début des années 2000. En dehors de quelques bastions, la production s’est largement éparpillée en petites unités brisant les liens sociaux locaux, sans compter le recours à la sous-traitance qui divise le prolétariat d’un même secteur. Le chômage s’est durablement installé et frappe des millions de personnes sur le territoire, alors même que des pans entiers de l’économie sont en pénurie de main-d’œuvre. L’atrophie du secteur tertiaire en parallèle de la contraction de l’industrie et des difficultés d’une partie du monde agricole entraîne une chute des revenus de l’État et une balance commerciale de plus en plus défavorable. Face à cette situation, la bourgeoisie entend reprendre tout ce qu’elle a sacrifié pendant les années fastes du mouvement ouvrier. Les conquêtes sociales sont systématiquement attaquées par les gouvernements aux politiques libérales qui se succèdent depuis 40 ans. Les services publics sont saignés, les entreprises privées mises sous perfusions de fonds publics6. Rien ne semble arrêter l’appétit insatiable de la bourgeoisie française qui se fait de plus en plus agressive. Alors que les filières néocoloniales d’extraction du profit semblent se tarir progressivement7. Tout semble indiquer que la bourgeoisie française va chercher d’une part à pressurer le prolétariat habitant en France pour maintenir ses profits mais aussi à peser de nouveau sur la scène internationale8. C’est sur ces deux fronts que la bourgeoisie compte mener bataille dans les années à venir. Le gouvernement Macron nous y prépare déjà avec une rhétorique guerrière qui accompagne tous les chantiers de réformes : la mise au pas progressive de la jeunesse avec le SNU, le « réarmement » démographique, la guerre contre le terrorisme, le recours à une autorité assumée et violente face à toute forme de contestation. Nous en sommes bel et bien là, la bourgeoisie reprendra ce que nous lui avions arraché de la même manière. J’ai dressé ici un tableau succinct de la situation économique française, qui chaque jour montre un peu plus son état de délabrement. Alors que j’écris ces lignes en février/mars 2024, les contradictions entre politiques libérales du gouvernement et intérêts protectionnistes des propriétaires terriens et bourgeois du monde agricole font des remous. L’inflation, les coupes budgétaires sont le quotidien alors que les salaires stagnent. La situation semble mûre pour provoquer une explosion de colère générale.
Seulement, si la réalité économique devait se montrer nue aux yeux de toutes et tous, alors la fameuse lutte des classes se déchainerait ouvertement. Il n’en est rien car depuis que la société de classe existe, l’idéologie des classes dirigeantes masque les rapports sociaux et d’exploitation en entendant persuader les masses du bien fondé du système. À toute époque depuis les débuts de la civilisation, cette idéologie des classes dirigeantes, de même qu’elle traduit une réalité historique, justifie leur domination. En 2024, alors que la Guerre Froide est loin derrière nous mais que les contradictions du capitalisme sont chaque jour plus criantes, nous assistons à une nouvelle polarisation entre libéralisme et nationalisme en France.
Ainsi les idées dispensées par les différents vecteurs idéologiques formatent deux profils réflexifs : le libéral et le patriote réactionnaire. BFM TV contre Cnews, Squeezie contre Tibo Inshape, Emmanuel Macron contre Le Pen, voici les deux extrémités d’un spectre politique imposé par la bourgeoisie s’accomplissant progressivement et dont les racines plongent dans l’histoire récente. Ces deux segments idéologiques dominants ont évidemment un impact fort sur les esprits. Ils configurent ou influencent qu’on le veuille ou non la grille d’analyse de la population française. Même si l’on se trouve en dehors de ces deux pôles9, nous sommes forcément influencés par le climat ambiant. Si je reviens à l’échelle de l’individu, nous avons de grandes chances que des éléments tels que la recherche de la réussite, la satisfaction individuelle ou encore la xénophobie soient présentes dans l’esprit de notre sujet. Ce sont les idées de son temps. Mais après avoir dressé un portrait peu flatteur de l’origine de l’idéologie dominante, peut-on affirmer que les grandes idées du moment sont en faveur des masses populaires ?
Pour un marxiste, la réponse à toutes ces interrogations est la suivante : les idées dominantes sont les idées des classes dominantes et sont donc en contradiction avec les intérêts des classes dominées, exploitées. En effet, les capitalistes français demandent d’un côté des sacrifices aux prolétaires pour de l’autre pouvoir mieux préserver ou engranger des profits. Ainsi va la vie sous le règne du capital.
Je tiens à souligner ici que nous venons de faire une avancée sensible dans notre réflexion : les masses, émettrices et réceptrices d’informations, sous le prisme de grilles d’analyses aux facteurs multiples, sont finalement victimes d’idées qui les desservent. Voilà qui est intéressant.
L’idéologie dominante mystifie les rapports sociaux et économiques de la société. C’est pour cette raison que j’évoquais plus tôt le fait que la réalité économique, aussi violente et difficile soit-elle, n’apparaît pas pour ce qu’elle est réellement. C’est d’ailleurs aussi pour cette raison que bon nombre de prolétaires vont défendre corps et âmes un système qui les réduit à la misère, les aliène et les vide littéralement de leurs forces vitales10.
Pour autant et malgré tous les subterfuges, le système capitaliste, de par la violence de son mode fonctionnement, voit ses contradictions chaque jour mises en lumière. La majorité des travailleuses et travailleurs comprennent que leur patron les exploite, même si c’est de façon déformée, d’autant plus dans la sphère des métiers de la production où les ouvriers peuvent constater la différence entre leur salaire et le nombre de marchandises produites quotidiennement. Par pur empirisme, les classes populaires sentent que quelque chose cloche dans la manière dont s’organise le système économique et politique. Ce constat se retrouve dans les élections bourgeoises, où elles sont surreprésentées dans l’abstention et le vote pour les « extrêmes ». Entre dépolitisation, passivité et volonté de changer les choses, le prolétariat en France mais aussi partout dans le monde réagit à sa manière au capitalisme qui l’écrase. Pour autant, il le fait avec les grilles d’analyse et les outils mis à sa disposition. Nous retombons là sur les deux profils réflexifs énoncés plus haut comme solutions les plus répandues.
Ainsi, faire le constat d’un problème ne donne pas pour autant la ligne juste à sa résolution.
C’est pour cette raison que nous ne pouvons pas affirmer que les masses populaires ont toujours raison.
Comme vous pouvez le constater, la réponse à notre grand questionnement vient de tomber. C’est au détour de notre réflexion que je vous livre ici une première conclusion à cet article. La vérité ne peut pas émerger spontanément des masses. L’expérience de l’exploitation ne donne pas, clés en main, la bonne analyse ou la bonne conclusion au problème du capitalisme. Elle peut empiriquement amener les prolétaires sur les bons rails mais un long chemin reste à faire. C’est pour cette raison que mon article ne s’arrête pas là. Répondre à la question : « les masses ont-elles toujours raison ? » n’est qu’une étape. La réponse par la négative et les explications que j’ai pu donner sont un premier coup, une attaque portée contre la démagogie et certains de ses avatars marxisants. La deuxième salve est celle de la poursuite du raisonnement d’un point de vue communiste. Si les masses peuvent avoir tort, être égarées par les forces idéologiques dominantes ou se lancer dans des combats en prenant la mauvaise direction, quelle attitude adopter en tant que révolutionnaire marxiste ?
Tentons de conclure notre article par des éléments de réponse.
III – Proposer
L’une des missions prioritaires des communistes est de permettre au prolétariat de se libérer des illusions diffusées par la bourgeoisie.
Les communistes doivent révéler les rouages du capitalisme au-delà de ce que les prolétaires peuvent déjà supposer empiriquement. Le marxisme possède la caractéristique particulière et géniale d’analyser le système économique capitaliste ainsi que les rapports sociaux qui en dépendent et qui le régissent, mais aussi les solutions pour les transformer. Cet outillage a été enrichi pendant maintenant plus d’un siècle et demi par les générations passées du mouvement ouvrier. Seulement, vous pouvez constater comme moi qu’un grand nombre de pratiques militantes se sont aujourd’hui perdues et que le marxisme ne survit que difficilement en France, et souvent sous des formes abâtardies11.
L’héritage de toutes ces années de lutte et d’analyse doit pouvoir revenir vers le prolétariat sous peine de voir ce dernier renouveler l’ensemble du chemin déjà parcouru par les prédécesseurs. L’épisode des Gilets Jaunes aura été significatif en ce sens, les masses engagées dans la bataille n’ont pas pu compter sur l’expérience du passé. Si l’on peut expliquer ce problème par la distance mise avec les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier, cela ne suffit pas : nous l’avons vu dernièrement lors de la bataille des retraites, les syndicats n’ont pas réussi non plus à mobiliser les outils historiques de lutte12 pour vaincre. Il est évident que le tableau n’est pas uniquement négatif, les classes populaires sont encore capables de lutter pour leurs intérêts, de mobiliser des méthodes éprouvées voire même d’innover, mais à l’échelle de la classe c’est un véritable recul quantitatif et qualitatif. Ainsi face à la promotion de l’individu comme seul membre capable d’agir, nous devons lui opposer la force du collectif. Ce combat si basique aux yeux de beaucoup de communistes ne l’est pas pour l’ensemble des masses. Il nous faut affronter l’idéologie bourgeoise à la base, promouvoir le collectif, l’organisation, la lutte. Promouvoir l’idéologie communiste c’est révéler au masses qu’un autre monde est possible, leur donner les clés pour le transformer.
J’insiste ici sur le fait que le prolétariat ne pourra se libérer seul, sans armes propres à son camp, sans vision d’ensemble des rapports de classe, de la société. Il doit disposer de son idéologie propre pour contrer la domination de la classe dominante et les incursions d’autres classes pouvant le faire dévier de ses intérêts. Un prolétariat désarmé théoriquement ne peut être que manipulé par des classes mieux équipées ou plus homogènes. Les épisodes révolutionnaires du XIXe siècle ont vu plus d’une fois les idéologies petites-bourgeoises finir par dominer les directions du prolétariat en lutte. C’est le rôle historique des organisations communistes que de diffuser l’idéologie révolutionnaire du prolétariat, de participer au développement de la classe pour soi13.
De la même manière que la bourgeoisie a réussi à le faire pour elle-même, les organisations révolutionnaires peuvent apporter des éléments de conscience collective mais cette fois au service des intérêts des masses. Il ne faut pas négliger bien sûr le travail des autres organisations progressistes, non révolutionnaires ou syndicales, dans ce processus. Cependant, comme énoncé en introduction, la social-démocratie a cette fâcheuse tendance à suivre les idées des masses plus qu’elle ne souhaite en implémenter d’autres dans le but d’élever leur niveau de conscience. Sans trop questionner d’où peut venir cette bascule, des personnalités comme Jean-Luc Mélenchon considèrent que le terme de « peuple » doit remplacer « les classes » pour décrire une réalité sociale qui serait différente. Je lui répondrai que loin d’avoir été transformée fondamentalement, la réalité est en revanche plus camouflée, notamment par les subterfuges de l’idéologie bourgeoise et par le renoncement des anciens tenants d’une idéologie prolétarienne. Les sociaux-démocrates du PCF quant à eux sont littéralement à la remorque du tempo théorique de la réaction. Loin de vouloir imposer sur les plateaux TV les sujets brûlants des intérêts des classes populaires, ils se contentent de commenter ce que la bourgeoisie leur met sous le nez. Certes, Fabien Roussel n’est pas un populiste intégral reniant tous les principes de la gauche comme certains aiment à le claironner. Cependant, de par l’abandon du corpus idéologique marxiste, de par son abandon du travail d’éducation de masse et sa caution offerte à la bourgeoisie par l’acceptation de ses institutions, le PCF participe à la fausse conscience des classes populaires en France. Si à la base des organisations comme le PCF et LFI, des militantes et militants vaillants continuent de fournir un travail d’éducation au collectivisme et à l’organisation, l’impact sur les masses est bien inférieur au désordre théorique provoqué par les directions. C’est pour cette raison que les révolutionnaires communistes doivent se doter d’une organisation capable de défendre aussi bien dans son intervention publique qu’au quotidien les intérêts du prolétariat.
Ce travail passe par le développement d’une organisation communiste solidement formée à la théorie marxiste. Un parti se revendiquant du communisme mais dont il n’aurait qu’une vision dogmatique, révisée ou simplement folklorique sera lui-même baladé au fil des vents soufflés par la bourgeoisie. Il faut que le marxisme soit bien intégré et digéré par les militantes et militants révolutionnaires pour ensuite être transmis aux masses. Il ne sera d’ailleurs sûrement pas directement dispensé à l’état pur ; les mots d’ordres, les analyses plus générales et les positions défendues par les communistes peuvent être suffisantes. Le but n’est pas de former l’ensemble du prolétariat mondial au marxisme. Il faut néanmoins que certaines idées, certains réflexes idéologiques s’intègrent dans les esprits.
Il convient de préciser que ce travail pour élever le niveau de conscience des masses et diffuser les idées révolutionnaires ne passe pas uniquement par un militantisme basé sur la propagande et l’agitation. Si ce travail est bien sûr nécessaire et indispensable, il ne faut pas négliger l’impact idéologique du travail consistant à organiser la lutte et la solidarité au sein de notre classe, à reconstituer le tissu social autour de valeurs progressistes, ce qui constitue un des meilleurs moyens de lutte contre l’individualisme et les idées réactionnaires. Si les communistes doivent dénoncer l’exploitation capitaliste et diffuser l’idée qu’un autre modèle de société est possible, ils ne peuvent paraître crédibles et être entendus que s’ils fournissent aux travailleurs les outils pratiques et organisationnels leur permettant de lutter et de vaincre, à défaut de quoi ils ne peuvent être vus que comme des beaux parleurs inconséquents. Le triomphe des idées socialistes et communistes dans les masses est donc subordonné à l’existence d’organisations combatives et fondées sur la mobilisation militante au quotidien qui œuvrent directement au contact de ces masses. Si les sociaux-démocrates se contentent bien souvent de reprendre les idées progressistes déjà présentes dans les masses plutôt que de diffuser des idées nouvelles plus justes, c’est en grande partie car ils sont dans l’incapacité de fournir le travail militant qui permettrait le triomphe de telles idées, avec leurs organisations calibrées pour les élections qui reposent souvent presque exclusivement sur quelques figures publiques, comme c’est par exemple le cas pour la France insoumise. Même des organisations se présentant comme révolutionnaires se contentent parfois de surfer sur des courants d’idées déjà présents dans la population en raison de leur incapacité à atteindre les masses par un militantisme porté sur des questions concrètes. Je pense ici à une organisation comme Révolution permanente qui fonde presque l’entièreté de son militantisme sur l’agitation politique par le biais des réseaux sociaux et du journal du même nom. Cette organisation base ainsi beaucoup son recrutement sur ses positions féministes teintées de libéralisme bien qu’elle se dise marxiste et communiste révolutionnaire.
De notre côté, à Reconstruction communiste, nous voyons le travail militant de terrain et l’organisation de la lutte et de la solidarité concrète comme des moyens efficaces pour commencer à diffuser les idées marxistes dans des masses au sein desquelles ces idées sont aujourd’hui très marginales, ce qui se fait notamment grâce à notre intervention dans différentes organisations de masse.
Il doit s’agir d’un travail au corps, au contact des masses, pour leur donner la matière nécessaire à une compréhension supérieure du système dans lequel elles évoluent. Il faut arriver à transformer les constats empiriques en idées révolutionnaires. Vous l’aurez compris, il s’agit d’une tâche ardue qui demande travail et patience. Il s’agit d’un défi qui n’attend qu’à être relevé.
- Nous la définirons ici comme un courant politique prétendant faire entendre la « voix du peuple » et faire aboutir ses revendications immédiates. Cette voix du peuple serait d’une part monolithique et les revendications immédiates des masses forcément positives.
- Se prononce « X ».
- Je vous laisse le plaisir de découvrir par vous-même.
- Ce que j’annonce ici est très caricatural. Si l’idéologie libérale prône l’individualisme, les études montrent que les facteurs premiers sont liés à un certain niveau de vie et à l’abondance de services marchands, comme on peut le voir dans cette étude.
- Accident industriel survenu à Toulouse le 21 septembre 2001. Soit 10 jours après les attentats du 11 septembre à New York.
- Certaines entreprises ne survivent d’ailleurs que grâce aux aides, les économistes les appellent « entreprises zombies ».
- L’effondrement de la présence française au profit d’autres impérialismes en Afrique en est un signe fort.
- La volonté d’Emmanuel Macron et son gouvernement de prendre la tête des va-t-en guerre contre la Russie en Europe peut être lue en ce sens.
- Il s’agit de deux pôles d’attraction idéologiques majeurs, cela ne signifie pas pour autant qu’ils sont hégémoniques. Le pôle social-démocrate est par exemple encore très influent dans la société française.
- L’exploitation de la force de travail peut être assimilée à une vampirisation de la force vitale des travailleurs par les capitalistes.
- Le marxisme reste à la mode dans le monde universitaire mais sous une forme aseptisée et le milieu militant révolutionnaire peine à rendre à nouveau fertile la grille d’analyse.
- Le peu de grèves organisées, la faible paralysie de l’économie pendant la Réforme des Retraites de 2023 montre que désormais même les syndicats n’arrivent plus à employer les outils de base de la lutte économique.
- Classe en soi : ce qui relève de l’objectif, de la réalité matérielle brute. Classe pour soi : ce qui relève du subjectif, la classe se reconnaît elle-même comme une réalité et agit en conséquence pour ses intérêts.