Depuis des décennies, les programmes scolaires français décrivent le XXe siècle comme étant celui du triomphe des idéologies extrêmes. La mise en pratique de ces idéologies contraires auraient débouchées à un phénomène semblable en Allemagne nazie et en Union soviétique : le « totalitarisme ». La Première Guerre mondiale aurait brutalisée les sociétés. Les masses se seraient alors laissées facilement convaincre par les promesses de changements radicaux prônées par l’extrême-gauche et par l’extrême-droite.
Le communisme soviétique et les idéologies fascistes italienne et germanique auraient pour même objectif de créer un homme nouveau. Les États totalitaires auraient institutionnalisé la révolution afin de se garantir le monopole de ce que les partis uniques considéraient comme la voie du progrès1. Dans chacun de ces États, seuls les partis uniques étaient autorisés. Ils domineraient le corps social, privant les sociétés des libertés les plus fondamentales. Les citoyens subiraient ainsi un culte incessant de la personnalité du chef et les individus seraient noyés sous la masse du peuple soumise au régime.
L’histoire de l’entre-deux-guerre est enseignée sous le signe de ce concept orwellien à des générations d’élèves. Plus le rêve d’un Grand Soir prolétarien s’éloigne, plus le passé est enseigné sous le prisme de l’idéologie dominante, libérale et capitaliste, et plus l’emphase est mise sur les dangers d’une remise en question de l’ordre républicain. L’utilisation péremptoire d’un concept aussi débattu que celui de « totalitarisme » dans les manuels scolaires est étonnant. Ce concept est largement remis en cause, voire littéralement abandonné, par les historiens depuis les années 1970 aux États-Unis, en Angleterre ou en Allemagne. Pourtant, c’est à ce moment précis que la peur du « totalitarisme » émergea dans l’Hexagone.
Autre motif d’étonnement, c’est principalement la nature totalitaire du Communisme qui intéressa les intellectuels. Tandis que les débats faisaient rage autour des crimes de la France vichyste depuis les révélations de Robert Paxton dans La France de Vichy, le concept de « totalitarisme » n’y est que peu évoqué. Pourtant, Vichy avait, avec sa « Révolution nationale », des ambitions semblables à ceux des dictatures réactionnaires.
Dernier motif d’étonnement, c’est au moment où l’Hexagone subit une fièvre contre le « totalitarisme de gauche » que le Parti Communiste Français vit ses derniers moments d’éclats. Ils seront suivis d’un interminable déclin. Le premier parti de France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale gît désormais dans l’ombre d’une France Insoumise affaiblie et d’un Parti Socialiste en ruine, prostituant son essence révolutionnaire dans la social-démocratie.
Afin de comprendre le processus de destruction méthodique du marxisme en France, il s’agit d’abord de comprendre la nature de son fossoyeur. Un concept, celui du « totalitarisme », réduisit à néant le travail de générations de militants. Encore puissant en France à l’aube des années 1970, le marxisme est traîné dans la boue, dans les milieux universitaires et dans les sphères médiatiques, seulement dix années plus tard.
Comme l’explique Michael Scott Christofferson dans sa thèse Les intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en France (1968 – 1981), les intellectuels n’ont cessé de dénoncé la filiation entre le marxisme révolutionnaire et le totalitarisme. La conséquence fut double : la « tradition révolutionnaire française »2 fut réduite en cendre, tandis que l’analyse marxiste de la société fut marginalisée. Un concept aussi fragile que celui de « totalitarisme » a détruit la légitimité d’une idéologie aussi solide que le marxisme.
Un concept bancal
Le mot « totalitarisme » fut inventé par les adversaires du fascisme italien afin de dénoncer l’autoritarisme du régime mussolinien. Cependant, il faut attendre l’accession au pouvoir des nazis en Allemagne, en 1933, pour que le concept se répande en Occident. Le concept manquait alors d’élaboration théorique et de cohérence. Il put à la fois être utilisé par des économistes libéraux comme Friedrich Hayek pour se positionner contre la planification socialiste3, comme par des philosophes marxistes comme Hebert Marcuse pour dénoncer la transformation du monde induite par la toute puissance du Capital4. Malgré le manque de fondement théorique, le concept se diffuse.
Son utilisation se généralise dans le camp capitaliste durant la Guerre Froide. Deux ouvrages ont une influence fondamentale après 1945. Dans ses Origines du totalitarisme, Hannah Arendt définit le totalitarisme comme la destruction de l’individu autonome au profit de la domination d’une toute puissante idéologie, par le recours à la propagande ou à la terreur. Carl Friedrich et Zbigniew Brzezinski, quant à eux, proposent dans leur ouvrage Totalitarian Dictatorship and Autocracy une définition phénoménologique du concept. Sans insister sur l’antinomie intrinsèque des régimes nazis et soviétiques, ils insistent sur les quelques points communs.
Paradoxalement, c’est au moment où le concept de « totalitarisme » est à son apogée dans le monde anglo-saxon que les réformes internes au régime soviétique viennent contredire la possibilité que l’URSS soit totalitaire. Les faits sont têtus. Le concept s’érode avec la libéralisation et la déstalinisation de l’URSS à partir des années 1950, tandis que la détente khrouchtevienne dément les ambitions expansionnistes du modèle soviétique.
C’est le début de la remise en cause internationale du concept. Les tenants du « totalitarisme » – Arendt, Friedrich et Brzezinski – commencent, dans un premier temps, par réviser le concept. Dans les années 1960, des universitaires tel que Robert Tucker ou Richard Lowenthal nient la substance totalitaire des régimes de type soviétique. Jerry Hough va même jusqu’à comparer le fonctionnement de certaines démocraties occidentales à celui de l’URSS.
La destruction du concept se poursuit grâce aux travaux des historiens de la période stalinienne. En 1965, Moshe Lewin prouve que la collectivisation de l’agriculture a été largement improvisée, et pas seulement dictée aveuglement par l’idéologie5. Dans les années 1980, J. Arch Getty prouve que les Grandes Purges (1936 – 1938) furent lancées précipitamment suite à des inquiétudes concernant la sûreté intérieure de l’État soviétique6. Les sources démontent la fantasmagorie antisoviétique de la « Grande Terreur ». La police politique ne frappait pas au hasard. La majorité de la population ne l’a pas redouté. Les purges visaient principalement les élites. Dès leurs fins, les gouvernants critiquèrent les excès des Grandes Purges. Étonnant pour un régime prétendument totalitaire où les décisions du Parti-État ne devraient pas être remises en cause. L’histoire sociale de la période termina d’achever le mythe du stalinisme totalitaire. Sheila Fitzpatrick démontra qu’une grande partie du prolétariat soutenait la politique de Staline car elle lui était favorable, lui offrant de véritables opportunités d’ascension sociale, et non pas parce que le parti faisait régner la terreur jusque dans les coins les plus exigus des chaumières russes7.
Le serpent se mord la queue
Ainsi, comme l’explique M. S. Christofferson, deux raisons fondamentales rendent ce concept caduque pour comprendre les fondements des dictatures fascistes et communistes8. D’abord, la conception totalitaire de ces régimes ne permet pas de comprendre les relations entre le Parti-État et la base populaire. La masse serait écrasée sous le poids d’un appareil idéologique et bureaucratique ; les libertés négatives de l’individu niées par le poids de la masse. Si cette description de l’État totalitaire est glaçante, elle ne peut s’appliquer, ni au régime nazi, ni au régime soviétique. Alors qu’en URSS les masses paysannes et ouvrières soutenaient globalement le gouvernement car il servait leurs intérêts, en Allemagne nazie, le peuple put se laisser berner par cet idéal d’empire fondé sur la suprématie d’une race. D’autant plus que l’expansionnisme allemand justifiait l’arrivée massive de capitaux et conduisait à une relance de la production industrielle.
La faiblesse du concept permet surtout de mettre en évidence les différences essentielles les deux régimes. Tandis que les nazis furent placés au pouvoir avec l’accord des élites en place dans le cadre d’un système politique démocratique, les bolcheviques s’emparèrent du pouvoir lors d’une révolution contre l’autocratisme tsariste. Tandis que les nazis travaillèrent mains dans la mains avec les élites politiques et financières pour mettre en œuvre leur dystopie raciale, les bolcheviques balayèrent les anciennes élites afin de construire un système socio-économique plus égalitaire, le socialisme. Tandis que l’idéologie nazie est fondée sur l’exclusion, sur des considérations racialistes, en rupture totale avec le libéralisme des Lumières, les bolcheviques se réfèrent à une philosophie universaliste et humaniste d’émancipation individuelle par le collectif, justement héritée de ces même Lumières.
Le génocide juif n’est en rien comparable à la liquidation des koulaks en tant que classe. Ce n’étaient pas les individus eux-mêmes qui devaient disparaître mais leur fonction sociale. De fait, les paysans russes ont largement contribué à la « dékoulakisation » de l’Union soviétique, justement car celle-ci servait leurs intérêts de classe.
L’usage du concept dépendit énormément de son instrumentalisation. La peur du totalitarisme justifiait la répression des opposants progressistes, même sociaux-démocrates, aux États-Unis durant la Guerre Froide. La menace totalitaire à ses portes justifiait l’identité anticommuniste de la RFA, ainsi que l’interdiction du parti communiste allemand (KPD) de 1956 à 1968. Mais l’utilisation de cet épouvantail dans la propagande anticommuniste s’épuise à partir des années 1970 dans tout le bloc de l’Ouest, sauf en France. C’est à cette période que la lutte idéologique contre le communisme y connaît son essor. Paris devenait « la capitale de la réaction européenne », pour reprendre la formule de Perry Anderson.
L’offensive antitotalitaire
La gauche idéologique fut prise en étau par la droite et par l’extrême-gauche. Après 1968, une partie des intellectuels, imprégnés d’une culture trotskiste, d’un idéal anarchiste anti-autoritaire ou d’une foi aveugle dans un maoïsme idéalisé, se détournent de la gauche traditionnelle de l’après-guerre. Ce gauchisme, maladie infantile selon Lénine9, remède selon Cohn-Bendit10, fonde son identité par son opposition constante à la gauche des partis. En 1972, le PCF et le PS forment l’Union de la gauche et adoptent un programme commun prônant un socialisme étatiste ; chose impensable pour un puissant courant gauchiste anti-étatiste et autogestionnaire.
L’offensive antitotalitaire provient aussi des rangs de la gauche non-communiste. De nombreux intellectuels craignent, à la suite de la signature de l’Union de la gauche, que l’idéologie marxiste-léniniste ne deviennent hégémonique en son sein. La critique du « totalitarisme de gauche » naît en 1975 dans la revue Esprit. Elle contamine bientôt une grande part de l’intelligentsia de gauche.
A partir de 1977, les « nouveaux philosophes » – André Glucksmann, Bernard-Henri Lévy –, foncièrement réactionnaires, savent habilement utiliser les médias de masse pour diffuser, à travers les postes de radios et de télévision, la peur du totalitarisme. Le concept ne sert plus qu’une logique anticommunisme. L’ennemi de ces nouveaux philosophes est la gauche en elle-même. L’assaut final de la gauche postmoderne et de la droite libérale termine d’achever la puissance d’antan du marxisme français.
François Furet réécrit l’histoire de la Révolution française dans son Penser la Révolution11. La thèse défendue dans l’ouvrage est que la politique révolutionnaire aboutit nécessairement au totalitarisme de par sa dynamique idéologique manichéenne. 1789, et encore plus 1793, seraient les moments fondateurs d’une culture politique totalitaire. Plus qu’au marxisme, plus qu’au jacobinisme, le totalitarisme serait inéluctablement lié à toute logique révolutionnaire, à toute volonté de renverser l’ordre établi.
L’ordre républicain s’en trouve bien gardé. L’alliance inconsciente entre l’extrême-gauche trotskiste et anti-autoritaire, la gauche anticommuniste, les droites libérales et réactionnaires ont fait s’éroder la possibilité réelle d’un bouleversement progressiste de la société française. Les chiens de garde ont bien fait leur travail. En 1976, lors du 22e Congrès du PCF, Georges Marchais annonce que le parti renonce à mettre en place une dictature du prolétariat. La démocratie libérale a eut raison de l’idéal communiste.
La Guerre Froide est désormais terminée depuis une trentaine d’année. La gauche n’est plus capable de rassembler les foules. La lutte finale est bien loin. There is no alternative. La domination politique des idéologies libérales et postmodernes est totale. La menace d’un « totalitarisme de gauche » n’existe plus. Pourtant, les collégiens et les lycéens continuent d’apprendre la similarité entre les régimes d’extrême-gauche et d’extrême-droite. La théorie du fer à cheval, selon laquelle les extrêmes se rejoindraient, est institutionnalisée, enseignée par l’appareil idéologique d’État le plus formateur : l’éducation nationale. Pourquoi, alors que l’hégémonie politique libérale est plus puissante que jamais, enseignons-nous à nos enfants la similaire dangerosité des bouleversements révolutionnaires progressistes et réactionnaires ? Peut-être parce qu’il n’y a rien de mieux pour insérer une idée dans la tête de millions de futurs citoyens que de l’apprendre dès le plus jeune âge sur les bancs de l’école. Le mode de production capitaliste est ainsi pérennisé, quand bien même celui-ci causerait des dégâts sociaux et écologiques irréversibles. Après tout, toute alternative serait foncièrement criminelle et totalitaire.
Bibliographie
1 Neumann, S. (1940). Permanent Revolution. Totalitarianism in the Age of International Civil War. Londres.
2 Christofferson, MS. (2004) Les intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en France (1968 – 1981). p. 17. Berghan Books.
3 Hayek, F. (1944). La Route de la servitude. Librairie de Médicis.
4 « Le totalitarisme découle d’un système spécifique de production et de distribution parfaitement compatible avec un pluralisme de partis, de journaux, avec la séparation des pouvoirs ». Marcuse, H. (1964) L’Homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée. Minuit.
5 Lewin, M. (1987). « L’arrière-plan immédiat de la collectivisation soviétique ». La Formation du système soviétique. Essais sur l’histoire sociale de la Russie dans l’entre-deux-guerres. p. 129 – 173. Gallimard. (article publié pour la première fois dans Soviet Studies, 1965, n°17-2)
6 Arch Getty, J. (1979). The Origin of the Great Purges, Education and Social Mobility in the Soviet Union. Cambridge University Press.
7 Fitzpatrick, S. (2002). Le stalinisme au quotidien. La Russie soviétique dans les années 30. Flammarion.
8 Christofferson, MS. (2004) Les intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en France (1968 – 1981), p. 32 – 38. Berghan Books.
9 Lénine. (1920). La Maladie infantile du communisme (le « gauchisme »).
10 Cohn-Bendit, D. (1968). Le Gauchisme : Remède à la maladie sénile du communisme.
11 Furet, F. (1978). Penser la Révolution.