Gonzalisme, démocratie et violence

Depuis une dizaine d’années, émergent en Europe et dans les Amériques de nouveaux groupes se revendiquant du maoïsme et de la révolution péruvienne. Ils se distinguent par une forte activité au regard de leur faible nombre, et par la radicalité de leurs positions dans le milieu communiste. Ces groupes qui se qualifient de “marxiste-léniniste-maoïste principalement maoïste” (MLMpM), et que par facilité nous qualifierons de “gonzalistes” (du nom du leader du Parti Communiste du Pérou), bénéficient d’une certaine dynamique dans le microcosme ML. La volonté de reconstruction du Parti Communiste est l’élément central qui nous relie à eux et nous saluons leur lutte en ce sens. Cependant, il nous semble que les organisations de ce courant comportent de nombreux défauts, dont la source directe provient de leur inspiration théorique et organisationnelle principale.

Ainsi, à ce titre et compte tenu de la proximité que nous pouvons avoir avec eux, il nous semblait nécessaire de rédiger cet article. Nous pensons qu’un débat, même polémique, entre organisations et courants, s’il est de bonne foi, peut être un moyen d’interroger nos pratiques respectives et de progresser communément.

Quelle origine ?

Il nous faut commencer par raconter ce qu’est le Parti Communiste du Pérou – Sentier Lumineux (PCP), et qui en était son principal dirigeant, le “Président Gonzalo”.

D’abord groupe dissident du parti communiste “officiel” du Pérou, le PCP-SL se revendique rapidement du marxisme-léninisme-maoïsme sous l’égide de son dirigeant, et engage à partir de 1980 une lutte révolutionnaire contre l’Etat péruvien. La création des rondas (des milices paysannes anti-PCP), l’intensification de la répression sous la dictature Fujimori, et l’arrestation des dirigeants du PCP-SL, dont Gonzalo, mirent fin à la phase ascendante de cette lutte. Malgré la division ayant suivi l’emprisonnement de son dirigeant, la guerre civile persista jusqu’aux années 2000.

L’histoire internationale du mouvement communiste est remplie des influences de militants réfugiés ou immigrés ; cette riche histoire est une fierté, et les camarades gonzalistes s’y intègrent pleinement. La formation de groupes se revendiquant de l’expérience péruvienne à la fin des années 1990, puis dans les années 2000, est issue en grande partie des efforts de propagande des militants du Parti Communiste du Pérou réfugiés en Europe. Ce large développement est également imputable au prestige de la révolution péruvienne, un processus révolutionnaire extrêmement dynamique alors que partout le mouvement communiste se disloquait.

Malheureusement, les sources pour mener une étude critique de la révolution péruvienne manquent, de l’aveu même des plus acharnés opposants à la guerre révolutionnaire péruvienne. C’est également dommageable pour nous communistes, un tel travail pourrait être très intéressant pour analyser les raisons de leur échec. La révolution péruvienne fut sans conteste un échec, mais pourtant, de manière assez étonnante, ce sujet est très rarement abordé frontalement, et il est parfois même nié. Certains partisans du Sentier Lumineux préfèrent parler pudiquement d’une “réorganisation du PCP”. Pourtant, si pendant les années 80 et 90 il existait sans aucun doute un mouvement révolutionnaire important au Pérou, les groupes locaux qui s’en réclament à l’heure actuelle sont soit des narcotrafiquants, soit des petits groupes sans grande influence.

En France, le Parti Communiste Maoïste (PCM) est issu de la fusion en 2016 entre le Parti Communiste Maoiste de France, et une partie de l’Organisation Communiste – Futur Rouge[1] en 2016. Cette dernière partage avec nous le même ancêtre commun, le Rassemblement Organisé des Communistes Marxistes-Léninistes (ROCml), ce qui renforce notre apparente proximité. Toutefois, le chemin emprunté et les conclusions tirées de notre origine commune divergent grandement.

Importance internationale, et française

À l’international, la plupart de ces groupes se sont unifiés au sein de la Ligue Communiste Internationale (LCI), regroupant des groupes d’une douzaine de pays. En dehors du Brésil et de la Turquie, ce sont essentiellement des groupuscules (de dizaines à quelques centaines de membres). Si la LCI a tendance à reprendre et relayer les luttes révolutionnaires aux Philippines et en Inde, les partis menant les luttes dans ces deux pays ont critiqué la création de cette internationale. Cette polémique s’inscrit dans une tension plus profonde autour de la question de l’héritage du gonzalisme dans le mouvement communiste international.

Le représentant français, le PCM, n’ayant plus d’expression publique en propre, ce sont les journaux “Nouvelle époque” et “La Cause du Peuple” qui sont les canaux de diffusion publique de la ligne portée par le courant gonzaliste. À ces organes de presse s’ajoutent les organisations de jeunesse “Ligue de la Jeunesse Révolutionnaire“ (LJR) et “Jeunes Révolutionnaires“ (JR).

En France, les gonzalistes sont une des composantes du milieu marxiste-léniniste et sont donc un groupuscule parmi d’autres – tout comme Reconstruction Communiste. Toutefois, leur volontarisme leur permet d’avoir une visibilité plus grande que d’autres organisations de taille similaire, et leur lien avec la Fédération Syndicale Étudiante (FSE) leur assure un relais dans la jeunesse étudiante.

Note d’intention

Il est facile et commun de se moquer des formulations pompeuses utilisées par les gonzalistes sur “les épées du marxisme”, ou de leur style ampoulé. Cependant, même si cela révèle quelque chose de leur pratique et de leur théorie, nous pensons qu’il est nécessaire d’aller plus loin que cette critique de surface, pour voir quel est le cœur de la pensée de ce courant. Si nous pensons que certains défauts des gonzalistes sont à chercher dans le maoïsme en lui-même, nous nous contenterons de parler dans cet article des spécificités du gonzalisme, et d’en présenter quelques concepts-clés.

Reconstruction du Parti

Les partisans français de Gonzalo partagent avec nous deux idées que nous jugeons essentielles : la reconstruction d’un parti communiste en France, et le développement du travail de masse. Et comme nous partageons ces deux axes stratégiques, nous devons considérer avec sérieux leur activité, et reconnaître leur volonté concrète de remettre ces aspects fondamentaux au goût du jour.

Bien sûr, dans la réalisation effective de ces deux tâches, des divergences apparaissent. La conception de la construction concentrique du parti communiste et de l’appareil militaire synthétise notre opposition.

Le noyau et ses couches

La conception d’un parti communiste militarisé entre également en contradiction avec la vision dont dispose pour l’instant notre organisation sur la prise du pouvoir. Tout concourt à ce que le Parti Communiste dans sa forme gonzaliste devienne une machine de guerre, et surtout une machine pour faire la guerre. Que veut dire concrètement un parti militarisé ? C’est la théorie des cercles concentriques. En son centre, le Parti Communiste, organe décisionnel ; il est ceint par l’Armée composée des membres du Parti, l’organe militaire direct qui obéit aux principes de commandement classiques des armées bourgeoises modernes (discipline de fer, division des tâches, grades imposés, punitions) ; enfin le Front Uni est la dernière peau de l’oignon, mais, comme on a pu le voir, il est constitué finalement que de groupes qui acceptent leur allégeance complète au Parti.

Nous n’avons pas la prétention d’avoir établi une ligne satisfaisante sur la question militaire, nous considérons qu’elle est un des grands impensés du mouvement communiste occidental. Pour autant, l’idée d’une organisation militarisée dès sa conception et cela même dans le cadre d’une société démocratique va à l’encontre du centralisme démocratique[2] et place le point de vue militaire au dessus, et quel que soit le contexte.

De la violence

Si nous développons plus loin notre conception de la démocratie, nous pensons que le rôle de la violence pour l’organisation communiste est stratégique. Placer la question militaire au centre est un renversement classique de la formule de Clausewitz “La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens”, et une erreur tout aussi classique qui revient périodiquement au cours de l’existence du mouvement communiste. Notre conception stratégique de la violence est qu’elle est un moyen pour la prise du pouvoir et non pas une fin en soi. Il existe donc des conditions nécessaires à l’utilisation de la violence comme moyen, mais ce n’est pas une nécessité universelle, c’est-à-dire qu’elle dépend très fortement du contexte de la construction du parti. Il faut bien sûr avoir une préparation à son utilisation, pour être prêts lorsque les circonstances le nécessiteront. Mais cette préparation elle-même ne devrait pas se faire en inféodant l’objectif de construction du parti et de sa ligne politique à des considérations purement militaires, comme cela pu être le cas dans le mouvement communiste “combattant” dans les années 70.

Enfin, on pourrait nous rétorquer que l’utilisation de la violence est également un moyen de construction du parti, et c’est d’ailleurs la position des gonzalistes, qui la considèrent comme le moyen principal. Mais cela n’a pas de sens d’évoquer la “violence” comme ça, tout seul ; il faut toujours explicitement indiquer qui est violent, quel est le niveau de violence, qui en est la victime. Et surtout prendre en compte l’impact positif ou négatif qu’elle pourrait avoir sur notre lien aux masses.

Que la violence soit un instrument utilisable est sans doute vrai, même si le sens concret de ce que veut dire “violence” est assez peu clair. Mais, quoi qu’il en soit, cette violence doit toujours être justifiée, et en accord avec le contexte particulier d’action des communistes. Il n’y a pas de principe universel concernant l’utilisation de la violence, sauf celui qui en fait un outil spécifique, et donc à manier avec précaution.

Œil pour œil, dent pour toute la gueule

Le mouvement gonzaliste a une sorte de fascination pour la violence, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il considère que le capitalisme est violent et qu’on peut légitimement et moralement s’opposer à la violence par la violence. Et ensuite que la société est économiquement mûre pour passer au socialisme, que la “situation révolutionnaire” est mûre, et qu’il ne manque qu’une prise de conscience des masses pour que la révolution se déclenche.

Les conclusions qui en découlent sont, premièrement, que la violence est un moyen, pour les partis communistes, de lutter, et que la violence peut potentiellement être utilisée jusqu’au bout, se déchaîner sans limite ; et deuxièmement, que si la révolution ne s’est pas déclenchée, c’est qu’il faut pousser le curseur encore plus loin afin que les masses puissent prendre conscience de la violence capitaliste et rejoignent les rangs révolutionnaires. Alors que les maoïstes “classiques”, ainsi que les léninistes avant eux, prônent la lutte légale en plus des méthodes illégales, les gonzalistes accordent une faible importance à la première. On peut lire, par exemple, ce type de phrase :

“Cela ne signifie pas que nous réalisions exclusivement des actions militaires de différents types (actions de guérillas, de sabotage, d’élimination sélective, de propagande et agitation armées), mais que nous devons adopter principalement ces formes de lutte pour stimuler et développer la lutte de classes avec l’endoctrinant des faits dans ce genre d’actions qui sont les formes de lutte principales de la guerre populaire..”[3]

L’agitation idéologique, elle, a pour but principal de dévoiler aux masses la face violente du capitalisme, et de les préparer au passage à l’action violente.

Toutes les formes de violence ne se valent pas, et entre un massacre de masse et une insulte, la seule chose qui relie ces deux évènements est qu’on utilise un même mot, un même concept, pour qualifier leur point commun fondamental. L’état normal du capitalisme est d’être un temps de paix, car elle permet le bon cours des affaires. Ce n’est pas pour autant, bien sûr, que la domination et la répression ne s’exercent pas, mais elle est “normale” et globalement acceptée comme nécessaire pour le bon fonctionnement de la société. En fait, c’est cette acceptation générale qui nous informe du degré et de l’intensité d’exercice de la violence qu’une société donnée à un moment donné peut accepter.

Travailler dans les masses

En ce qui concerne les liens entre le parti et les organisations de masse, nous pensons que ces organisations doivent disposer d’une certaine autonomie, sous peine de tuer leur vitalité. Les organisations de masse n’ont pas uniquement la fonction de faire travailler les membres du Parti sur des thématiques spécifiques, mais de rallier des sympathisants et des militants dans la zone d’influence des idées communistes. Nous ne pouvons donc pas souscrire à la domination verrouillée et absolue du parti sur ses organisations affiliées, ce qui est la vision préconisée par les organisations gonzalistes, ni à leur théorie de la “construction concentrique du parti”.

Nous pensons de notre côté que la direction politique doit être gagnée et non être imposée verticalement par une entité extérieure – piste “dangereuse”, mais qui témoigne à la fois de la confiance que nous accordons à l’idéologie communiste, et de la capacité des cadres communistes à diffuser cette idéologie dans les organisations de masse.

Chez les gonzalistes, la domination centralisée et autoritaire du Parti s’étend également au Front Uni, ce qui le rend de fait inefficace dans sa tâche, celle d’agréger des forces encore non acquises à la direction de l’organisation politique.

En ce qui nous concerne, nous pensons que les communistes peuvent être minoritaires dans un cadre de Front Uni tout en ayant intérêt à y participer. Ainsi notre intervention syndicale, par exemple, peut tout à fait se faire dans le cadre de structures n’étant pas sous la direction politique de RC. Nous pensons que c’est par la justesse de nos idées et de notre pratique que nous pouvons prendre la direction politique d’un tel cadre et non par une imposition verticale.

Jefatura

La jefatura, ou théorie du grand leader, veut que le leader du parti soit l’incarnation de sa ligne politique, une ligne politique qui est évidemment parfaitement juste et scientifique car émanant du grand leader[4].

Cette réflexion cyclique est un marchepied direct et flagrant vers la mise en place d’un culte de la personnalité. C’est un problème en tant qu’impasse démocratique : suivant cette conception, il devient impossible de s’opposer à la direction du parti sans être de fait un “déviationniste”. C’est aussi un grand problème pratique, comme l’a démontré l’arrestation de Gonzalo et l’impact disproportionné que cela a eu sur le PCP.

Personne n’est infaillible et ne doit être irremplaçable, il faut donc que le collectif puisse pallier les défauts des individus – le tout devrait être plus grand que ses parties.

Enfin, nous pourrions également parler de Prachanda[5] ou de Bob Avakian[6] qui, issues des rangs gonzalistes, ont suivi l’exemple péruvien dans leurs pays respectifs en s’auto-proclamant grand leader de leurs nouvelles idéologies respectives.

Sans vouloir tomber dans l’argument d’autorité ou dans le culte de la personnalité, il est tout de même intéressant de savoir que l’expression “culte de la personnalité” est apparue pour la première fois dans une lettre de Karl Marx[7], et ceci pour condamner fermement cette attitude.

Universalité de la GPP

Une des spécificités du gonzalisme par rapport aux autres courants du maoïsme est l’idée d’une universalité de la Guerre Populaire Prolongée (GPP)[11]. D’autres courants et organisations maoïstes ont massivement polémiqué avec les gonzalistes sur cette question. Il existe une abondance de documentation sur le sujet[12], notre organisation n’a pas la prétention de répondre immédiatement à cette question puisque c’est un sujet que nous n’avons pas encore étudié sérieusement. Cependant, nous sommes a priori sceptiques de qualifier “universelle” une voie révolutionnaire aussi spécifique que celle qui fût empruntée en Chine sur plus de 20 ans, en particulier si l’on considère les différences contextuelles importantes entre les pays occidentaux du 21ème siècle et la Chine du milieu du 20ème siècle. La réponse à cette question doit pour nous être trouvée dans l’élaboration collective du mouvement communiste et non dans l’application dogmatique d’une expérience passée.

On peut ajouter que le concept de “stratégie universelle” est en lui-même un oxymore, seul les principes et les buts finaux sont inflexibles pour les marxistes, par définition une stratégie puis les tactiques qui s’y rapportent s’élaborent par rapport à un contexte et à l’ennemi que l’on a en face de soi. De plus, cet ennemi tentera nécessairement de s’adapter face à une stratégie nouvelle en innovant à son tour, il est donc nécessaire pour les révolutionnaires de mener une réflexion permanente, riche et non-dogmatique sur la question de la politique militaire révolutionnaire. L’absence d’une telle réflexion nous ferait courir le risque d’avoir un train de retard sur les théoriciens de la contre-insurrection, et donc de nous trouver démunie face aux états bourgeois.

Socialisme de caserne

Dans la vision léniniste classique du passage du capitalisme au socialisme se glisse la “dictature du prolétariat”. C’est la période où le prolétariat impose aux autres classes sociales son programme politique, tout comme aujourd’hui la classe capitaliste impose son programme politique à toutes les classes sociales – le capitalisme est en quelque sorte la dictature de la bourgeoisie[8]. La phase de la dictature du prolétariat comme la conçoivent les léninistes n’est pas une obligation en elle-même, mais la réponse inévitable à la plus que potentielle résistance que le camp bourgeois exercera face au processus révolutionnaire. On peut effectivement prévoir que le moment de la prise de pouvoir sera le moment où la lutte entre, d’un côté, les représentants et les alliés du camp de la bourgeoisie et, de l’autre côté, ceux du prolétariat, sera la plus intense, et forcément la plus violente. Mais au-delà de cette séquence de prise et de consolidation du pouvoir, c’est au prolétariat d’imposer les fondations économiques de la nouvelle société, et d’instaurer une forme politique qui permette l’expression démocratique. Cette démocratie ne pourrait cependant pas remettre en cause le cadre général économique et de la vie matérielle, concrète, des masses. Sous le socialisme, le prolétariat exerce sa dictature comme sous le capitalisme la bourgeoisie exerce la sienne.

Présenté ainsi, ce modèle peut paraître assez simpliste et abstrait, et, en vérité, il l’est. Aussi, les expériences historiques pour aboutir à la constitution d’une société démocratique et d’un État socialistes[9] ont été extrêmement variées, et, la plupart du temps, ont conduit à des échecs.

Et quelle est alors la solution préconisée par les gonzalistes face à ces échecs répétés ? Le PCP le résumait lui-même dans ses termes : « Le Parti est l’axe de toutes choses, il dirige de façon absolue les trois instruments [Parti, Armée, Front Uni], sa propre construction, et de façon absolue, également, l’armée et l’Etat nouveau comme dictature unifiée, qui tend à la dictature du prolétariat. »[10].

Donc : étendre la forme militaire du Parti à la société toute entière.

Autant il peut être compréhensible dans un pays ayant vécu des dictatures à répétition, vivant sous la menace d’un impérialisme agressif, de penser à cette possibilité d’instaurer la dictature… tout court, autant cela n’est en rien justifiable, et même contraire aux fondements même de ce que fût le mouvement ouvrier. Cette question est traitée un peu plus loin dans cet article.

Sommes-nous proches de la Révolution ?

Si la violence est, selon la formule bien connue, l’accoucheuse de l’histoire, ce n’est pas en faisant venir une accoucheuse près d’une personne qui n’attend pas un enfant que quelque chose de souhaitable va se produire. La première des choses est de voir si l’histoire est sur le point d’accoucher, avant même de considérer s’il y a besoin de ce “coup de pouce” violent pour finir son travail.

La littérature gonzaliste est pleine de références à la phase offensive de la révolution prolétarienne mondiale que nous vivrions. Si nous n’avons pas su retrouver d’où et de quand elle apparaît pour la première fois, nous pouvons retrouver cette formulation dans les années 80 au Pérou et jusqu’à aujourd’hui dans les textes de la Ligue Communiste Internationaliste et dans les journaux gonzalistes en France[13]. Est-il réellement possible de défendre la même position pendant ces quarante années émaillées de l’effondrement de l’URSS, de l’échec de la révolution péruvienne,et de la fin de la période des grandes luttes de libération nationale ? Tout cela nous paraît une erreur phénoménale d’analyse de l’état de construction d’un mouvement politique révolutionnaire, et nous semble basé sur le volontarisme et le triomphalisme qui imprègne toute la pensée gonzaliste. Une telle phase offensive de 40 ans, si elle avait bel et bien existé, aurait certainement porté des fruits plus mûrs que l’état actuel du mouvement communiste international le laisse penser, et aurait sûrement produit au moins un processus révolutionnaire victorieux. Cette appréciation du contexte amène ainsi les organisations gonzalistes à qualifier de “situation révolutionnaire en développement inégal[14] le mouvement contre la réforme des retraites de 2023, et cela malgré la non-existence d’un Parti Communiste en France, l’incapacité du mouvement à déborder des manifestations syndicales et construire la grève, et surtout sa défaite sans remous.

Nous comprenons la nécessité de maintenir un certain optimisme malgré la désintégration des expériences du Socialisme du XXe siècle, mais cela ne doit pas nous couper de l’analyse la plus élémentaire du réel.

Pourquoi la démocratie est une question importante ?

Ce n’est pas pour une question de morale que les communistes préfèrent la démocratie à d’autres formes de partage du pouvoir ; et même si la démocratie est moralement meilleure malgré tout.

La démocratie, ce n’est pas l’individu qui décide de ce qu’il veut quand il veut et comme il veut, c’est une forme collective de prise décisions ; et, pour les communistes, c’est aussi la forme d’application de ces décisions : choix collectif démocratique, action collective coordonnée, et discussion perpétuelle en même temps que l’action se fait.

La démocratie, appliquée, est basée sur des pratiques et des principes implicites : comment se forger une opinion qui soit valable, comment trancher des différends, comment accepter d’avoir tort, comment réviser une mauvaise décision collective, etc. Face à la démocratie, on oppose en général une forme ou une autre de dictature, mais en réalité, c’est sur la question du nombre de personnes qui prennent les décisions que la distinction se fait – donc selon le critère retenu autocratie, aristocratie, oligarchie, etc. Les formes non démocratiques sont foncièrement anti-communistes, parce qu’elles séparent automatiquement l’ensemble des personnes qui prennent les décisions de celles qui les appliquent : il y a les décideurs d’un côté, et ceux qui font de l’autre.

Il existe des cadres et des moments historiques où cette suspension du principe démocratique peut a priori être justifiée, comme dans les crises aiguës où la décision et l’action doivent être rapides, ou dans certains types d’institutions qui s’accordent mal avec la discussion lente ou ne cherchant pas à bâtir le consensus – comme les médias d’info continue pour la première, et une entreprise capitaliste pour la seconde.

Mais si nous, communistes, voulons l’émancipation du genre humain, nous ne pouvons pas traiter la question de la décision collective comme une méthode quelconque, utile à un moment et pas à un autre. Ce n’est pas un outil qu’il faut pouvoir suspendre à un moment par pragmatisme, si bien que cette suspension n’est finalement pas si dérangeante que ça : suspendre le principe démocratique à un moment doit être justifié sérieusement et profondément, accepté démocratiquement en amont, et surtout doit être limité dans le temps et dans son application.

Que dire de ces nouveaux maoïstes ?

S’il y a une chose que nous ne pouvons pas enlever à ces militants, c’est la sincérité de leur engagement. Une sincérité juvénile par moments mais qui tranche avec un certain cynisme militant installé dans de nombreuses organisations. Les militants gonzalistes français donnent une immense énergie dans leur tâche et nous ne pouvons le leur enlever. Toutefois il est pour nous nécessaire de faire très attention au sens donné à tout ce volontarisme. Si nous ne souhaitons pas rentrer dans le sujet faute de détails suffisants, l’exemple des gonzalistes américains[15], de leurs dérives et du manque de remise en question des autres organisations nous alarme[16]. Trop nombreux sont les jeunes militants plein d’espoir poussé au burnout par des directions politiques pas nécessairement mal intentionnés mais ayant des attentes disproportionnées par rapport à la situation réelle.

Le gonzalisme français nous apparaît comme la réaction aux impensés du mouvement communiste contemporain. Une réponse extrême au manque de réflexion sur la prise du pouvoir, à la passivité et à la routine militante. Mais reproduire les erreurs de nos prédécesseurs en y ajoutant une verve religieuse et un volontarisme à outrance n’est pas une solution. Le gonzalisme, malgré son bougisme et son culte de l’immédiat, accuse le coup : cela fait maintenant plusieurs décennies que ce courant existe dans le milieu communiste, il y est installé et il ne peut plus prétexter de sa jeunesse pour éviter une salutaire remise en question.

  1. L’autre partie donnera naissance à l’organisation Unité Communiste.
  2. On sait sans difficulté que le centralisme est relativement bien apprécié par l’armée, mais la partie démocratique l’est en général beaucoup moins.
  3. La ligne de construction des trois instruments de la révolution – Texte du PCP datant de 1988.
  4. Comme on peut le lire dans ce texte de la Ligue Communiste Internationale : “Nous marchons ce 24 septembre pour défendre le Président Gonzalo et sa pensée toute puissante ! […] Honneur et Gloire au Président Gonzalo ! Vive la Guerre Populaire au Pérou ! Défendons le Président Gonzalo et sa pensée toute-puissante !”.
  5. Leader du Parti communiste unifié du Népal (maoïste-centre), dont la pensée-guide est le marxisme-léninisme-maoïsme-chemin-de-Prachanda.
  6. Leader du Parti Communiste Révolutionnaire, États-Unis, qui a pour idéologie le “Nouveau Communisme” ou la “Nouvelle Synthèse”. Sur une page du site dédié à Bob Avakian, on peut trouver une affirmation comme “Il n’y a jamais eu auparavant de leader de cette sorte dans l’histoire de ce pays, et ce type de leadership est d’une importance fondamentale pour l’émancipation de toute l’humanité” (traduit de l’anglais).
  7. À retrouver ici (en anglais).
  8. On peut croire qu’on ait un paradoxe : dans nos sociétés démocratiques-libérales occidentales, les marxistes peuvent dire que nous vivons en même temps dans une démocratie bourgeoise et sous la dictature de la bourgeoisie. Parce que si la bourgeoisie impose de fait à la société entière son fonctionnement – propriété privée des moyens de production de la valeur, généralisation du salariat et prolétarisation de la masse des personnes, etc. -, elle autorise dans ce cadre une liberté d’action politique qui ne remette pas en cause ces bases. Elle impose donc à la société son organisation générale dans ce qui est de la vie économique et matérielle, elle impose un cadre.
  9. C’est pour cela que les partis marxistes d’avant la Révolution d’Octobre se nommaient sociaux-démocrates.
  10. La ligne de construction des trois instruments de la révolution
  11. Pour une présentation rapide de la GPP, on peut consulter la page 304 du livre de T. Derbent “Clausewitz et la Guerre Populaire”, aux éditions Foreign Languages Press.
  12. La polémique entre José Maria Sison du Parti Communiste des Philippines et l’organisation gonzaliste Tjen Folket résume le désaccord (en anglais).
  13. Voir par exemple, du site La Cause du Peuple, cet article de février 2024, ou celui-ci de janvier 2023.
  14. Voir leur analyse du mouvement des retraites.
  15. La lecture de ce site (en anglais), si elle est à prendre avec des pincettes, est édifiante.
  16. Voir la réponse de “l’Internationale Gonzaliste”.