Depuis le lancement de l’opération « Source de Paix » au Rojava (terme signifiant Kurdistan de l’Ouest utilisé en général pour désigner l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie), les condamnations se sont multipliées, dénonçant l’offensive turque contre les Forces Démocratiques Syriennes (les FDS, qui sont une coalition multiethnique à domination kurde). Si nous, en tant qu’anti-impérialistes, nous opposons évidement à cette offensive, nous avons pensé qu’il était bon de faire un rappel de ce qui se joue en ce moment au Rojava à travers un retour sur la situation syrienne.
Cet article n’a pas vocation à être une analyse complète et objective de la situation au Rojava ou en Syrie en général, mais de faire quelques rappels et de proposer des éclaircissements sur un conflit à la portée internationale et qui met en exergue les lacunes d’analyse de nombreuses personnes dans le camp politique de la gauche française.
Pour l’autodétermination du peuple kurde et la reconnaissance des minorités ethniques et religieuses de la région
Nous soutenons avant tout cette lutte parce que nous croyons au droit des peuples à décider de leur propre destin. À travers la lutte au Rojava, ce ne sont pas seulement les intérêts de la nation kurde qui sont représentés, mais également ceux du peuple assyrien et de la communauté ethnico-religieuse yézidi.
Cette lutte est d’autant plus importante du fait de la situation en Syrie, puisque son nom officiel complet, la République Arabe Syrienne, annonce la couleur : pas de place pour le pluralisme ethnique.
En Syrie des millions de femmes et d’hommes sont privés de représentation et des droits les plus fondamentaux, tel que le droit à ce que leurs enfants apprennent la langue de leurs parents ou le droit à la participation aux instances politiques. Que cela soit la non reconnaissance de leur citoyenneté pour de nombreux kurdes syriens ou encore la répression policière qu’ils subissent, ce sont autant d’oppressions supplémentaires pesant sur les minorités en Syrie.
En Irak, si suite aux différentes guerres, une certaine autonomie a pu être obtenue pour les Kurdes du Nord, le pouvoir est entre les mains du clan Barzani qui se repose sur le clientélisme et s’appuie sur l’aspect tribal kurde. Les arrangements avec la Turquie contre le PKK (Parti des Travailleurs Kurdes) y sont également monnaie courante (les diverses opérations griffes par exemple).
Si nous soutenons également la lutte au Rojava, c’est aussi en opposition à la Turquie d’Erdogan
La Turquie d’Erdogan et de son parti l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) est un pays au gouvernement autoritaire s’appuyant sur un fondamentalisme religieux des plus réactionnaires, son soutien aux groupes rebelles djihadistes syriens à travers l’Armée Nationale Syrienne étant un des aspects les plus importants de ce trait dans sa politique internationale. Aussi bien à l’extérieur qu’a l’intérieur, le gouvernement turc se fait champion du rigorisme et de l’autoritarisme le plus abject.
Et les connivences entre la Turquie et l’État Islamique en sont l’aspect sûrement le plus marquant : des journalistes ont révélé que l’armée turque avait laissé passer des combattants de Daesh pour prendre les FDS à revers lors de la bataille de Kobane.
Enfin la répression que subissent les Kurdes à l’intérieur de la Turquie, que ce soit les organisations révolutionnaires ou même le parti réformiste HDP (Parti démocratique des peuples) qui subit une répression terrible avec de multiples emprisonnements de cadres du parti, est une raison suffisante de s’opposer à une nouvelle agression turque.
Il est également important pour nous de réaffirmer le caractère réactionnaire du régime d’Assad
Et cela plus encore au vu du soutien plus ou moins important que le gouvernement syrien peut avoir dans les franges d’une certaine extrême-gauche confondant anti-impérialisme et soutien stupide aux forces se disant anti-américaines.
Si à travers le cours de la guerre, le narratif autour du régime de Bachar Al-Assad a souvent changé dans les médias occidentaux au fil des évènements internationaux, il est important de rappeler que c’est un régime autoritaire lui aussi, empreint d’une idéologie réactionnaire. Mais cela n’enlève rien au caractère réactionnaire de l’opposition à ce régime qui à l’heure actuelle est réduite à des groupes djihadistes, indépendants comme Hayat Tahrir Al-Sham, ou suppôts de l’impérialisme turc comme l’Armée Nationale Syrienne.
En Syrie, le parti nationaliste pan-arabe Baas (la branche syrienne, l’irakienne ayant des différences) domine la scène politique depuis plus de cinquante ans maintenant. Si à l’origine les baasistes se revendiquent d’une certaine forme de socialisme arabe, il n’en reste qu’une forme de nationalisme matinée de populisme, dotée d’une rhétorique sociale lorsque les intérêts du régime ont pu le demander. Plusieurs vagues de libéralisation de l’économie ont eu lieu depuis la prise de pouvoir des Al-Assad dans les années 1970, et c’est la misère répandue et la précarité économique de ceux qui possédaient un travail qui ont été parmi les principales raisons de la révolution de 2011.
Les organisations d’opposition et journalistes subissent la répression active des autorités avec de nombreux cas d’emprisonnement voire de tortures ou de meurtres.
La famille Al-Assad, au pouvoir depuis 1970 avec la présidence d’Hafez Al-Assad, maintient un régime autoritaire qui ne s’est pas adouci avec la passation de pouvoir à son fils en 2000. La minorité chiite alaouite est au pouvoir et possède la majorité des hauts postes, et les régions à majorité alaouite sont parmi les plus développées du pays et servent de base pour le pouvoir.
Dans ce régime basé sur le clientélisme, il n’est pas étonnant de retrouver un taux de corruption élevé.
Il est important de replacer la guerre civile syrienne dans le cadre géopolitique global et d’exposer les multiples impérialismes qui se confrontent en son sein
En effet, la guerre en Syrie, bien plus qu’une guerre confessionnelle ou ethnique, est un conflit avant tout entre plusieurs impérialismes. La position stratégique de ce pays et ses réserves en pétrole en font une proie de choix pour les différentes puissances qui se disputent dans cette guerre sanglante.
La Syrie est depuis la révolution iranienne de 1979 le principal allié de l’Iran, qui, depuis la destruction du régime afghan des Talibans et de l’Irak de Saddam Hussein, connaît un renouveau de son influence dans la région, à travers le Hezbollah libanais ou les milices chiites irakiennes ayant pris une part active dans la guerre en Syrie. Cet axe anti-américain est rejoint par la Russie qui vient y jouer un habile double jeu entre ses relations avec la Turquie défendant les intérêts sunnites et cet axe pro-chiite.
Les États-Unis, après avoir essayé de soutenir une opposition dite « modérée », ont reporté leur soutien vers les YPG et les YPJ (Unités de protection du Peuple et Unités de protection de la Femme) dans une double optique d’opposition au régime syrien et de ses alliés, tout en perpétuant leur rhétorique guerrière contre le terrorisme.
Or cette opposition binaire, si elle est pratique, diffère de la réalité : les intérêts se superposent aussi souvent qu’ils divergent, et des arrangements tels que celui entre la Russie, la Turquie et l’Iran à Astana ont lieu malgré leur apparente improbabilité quelques temps plus tôt.
Critiquer l’utilisation faite des FDS en tant qu’outil de l’impérialisme américain est bien sûr possible, tout comme est possible la critique de Rojava en général. Mais considérer la lutte au Rojava uniquement comme un paravent de l’impérialisme est une position que nous repoussons. Les frappes aériennes de la coalition ont été nécessaires aux FDS pour obtenir les succès militaires qui ont été les leurs, et sans elles l’État Islamique aurait pu gagner contre les forces kurdes. Les forces islamistes, elles, étaient massivement aidées par des puissances étrangères.
Le purisme révolutionnaire a historiquement toujours mené à la défaite et souvent les forces révolutionnaires ont été même plus ou moins soutenues ou laissées faire par de grandes puissances impérialistes (l’agitation des bolchéviques russes pendant la Première Guerre Mondiale ou la révolution cubaine nous viennent à l’esprit).
Qui mène la lutte au Rojava ?
Le parti politique dominant au Rojava est le PYD (Parti de l’union démocratique), membre du KCK (Groupe des communautés du Kurdistan), l’organisation centralisant les organisations kurdes luttant pour l’auto-détermination et le concept de confédéralisme démocratique. Dans le KCK se trouve également le PKK, ce qui rend les liens entre le parti des Kurdes de Turquie et des Kurdes de Syrie bien réels.
Si le PKK est un parti marxiste-léniniste à l’origine, les choses ont évolué depuis l’emprisonnement de Öcalan, fondateur du parti : la ligne s’est transformée, en abandonnant le marxisme-léninisme au profit du confédéralisme démocratique, tout en gardant une organisation de parti proche du léninisme.
Le concept de confédéralisme démocratique kurde, inspiré des écrits de l’auteur libertaire Murray Bookchin, est une idéologie qu’on pourrait qualifier grossièrement de communiste libertaire et dans laquelle les intérêts particuliers de la nation kurde auraient infusés. Dans une logique mutualiste, les coopératives sont mises en avant, et pour le volet politique, on retrouve une volonté de démocratie directe à travers un système de conseils et d’instances fédérales sans structure étatique globale.
Un autre aspect mis en avant est celui de la lutte d’émancipation des femmes à travers le concept de « gynéologie » (science des femmes) théorisé par Öcalan ; cet aspect se retrouve sur le terrain des combats avec le rôle primordial des YPJ, penchant féminin des YPG.
Si nous nous revendiquons du marxisme-léninisme, renier l’aspect progressiste et émancipateur de la lutte au Rojava serait une ineptie sans nom. Nous avons évidemment de grandes réserves quand à la pérennité du projet de société qui est porté par les tenants du confédéralisme démocratique, mais il est pourtant de notre devoir de soutenir ceux qui se battent activement pour cette organisation de la société, non parce qu’il serait un moindre mal, mais parce qu’il est primordial de soutenir les luttes progressistes revendiquant l’émancipation d’un peuple opprimé.
Les marxistes-léninistes de la région, tel que le MLKP (Parti communiste marxiste-léniniste), soutiennent eux aussi la lutte des Forces démocratiques syriennes, à travers le Bataillon international de libération.
Pour toutes ces raisons, nous renouvelons notre soutien aux forces luttant pour l’émancipation du peuple kurde.