La question de la prostitution – première partie

Cet article présente le premier volet d’une analyse en trois parties sur la question de la prostitution. Cette série d’articles a été rédigée par un camarade de bonne foi qui a patiemment et sérieusement travaillé pour parvenir à élaborer une ligne claire et construite (largement à hauteur de nos attentes actuelles) pour l’organisation sur la question. Nous le saluons et nous le remercions. Deux articles suivront ce texte de telle sorte à compléter cette étude. En raisonnant et en comprenant d’un point de vue marxiste ce phénomène social, nous espérons apparaître intelligibles quant à la position de Reconstruction Communiste sur la question de la prostitution. Cet article sert de prémisse aux suivants : il se veut plus théorique, et retourne aux fondamentaux de l’analyse marxiste du travail ; il permet donc de comprendre l’activité de prostitution avec l’acuité analytique de la grille de lecture marxiste.

Face aux divergences de positions entre les deux fractions majoritaires du NPA sur le sujet de la prostitution et au virage réglementariste de bon nombre d’organisations dites « communistes », nous avons jugé utile d’apporter notre contribution, afin d’aborder ce débat sous un angle résolument marxiste, le même qui hier poussait Alexandra Kollontaï, militante communiste et abolitionniste, à considérer la prostitution en ces termes :

« Recouvrant la société d’une sorte de limon pourri, elle empoisonne de son haleine fétide les pures joies de l’union amoureuse des sexes », dans Les problèmes de la prostitution

Clarifions les termes du débat : qu’appelle-t-on prostitution ? On appelle prostitution tout acte qui donne accès, en échange d’argent ou de biens en nature, au corps et au sexe de personnes. L’acte prostitutionnel s’intègre le plus souvent dans un système structuré principalement par les proxénètes qui engrangent d’importants profits.

Cette définition, bien que sommaire (l’enjeu est de définir ce qu’on appelle prostitution afin de pouvoir avancer correctement dans notre développement, l’analyse de ce qu’est la prostitution ontologiquement se fera dans la deuxième partie de l’exposé) donne à voir globalement ce que l’on désigne sous le terme de « prostitution ».

Historiquement trois courants s’opposent sur la question de la prostitution. 1) Les prohibitionnistes, qui ont pour objectif l’interdiction de la prostitution en criminalisant tous les acteurs du système prostitutionnel : les proxénètes, les prostitueurs (les clients) et les prostituées. 2) Les abolitionnistes, qui visent à supprimer la prostitution en criminalisant les proxénètes et les prostitueurs, mais qui considèrent les prostituées comme des victimes d’un système qui les exploite, se refusant donc à les criminaliser. 3) Les réglementaristes, qui sont partisans d’une légalisation et d’un encadrement de la prostitution et qui n’ont pas pour objectif de la supprimer.

Le réglementarisme est d’abord apparu en France sous l’impulsion du médecin Alexandre Parent-Duchâtelet qui théorisa le modèle dans son ouvrage De la Prostitution dans la ville de Paris, considérée sous le rapport de l’hygiène publique, de la morale et de l’administration. C’est ce qu’on appela le « modèle du caniveau » 1. La prostitution était considérée comme un « mal nécessaire » qui canalisait les pulsions malsaines des hommes. La prostitution était comparée à un conduit d’égout qu’il fallait installer pour permettre l’évacuation des pulsions masculines. Les prostituées étaient stigmatisées, parquées dans des maisons closes sous la surveillance de maquerelles et de la police des mœurs, mais considérées comme indispensables à l’apprentissage de la masculinité. 

Le réglementarisme connut un important recul dans le monde au 20e siècle sous le poids des luttes abolitionnistes qui permirent l’adoption par l’ONU en 1949 de la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui qui fut ratifiée par 74 États. Cependant, depuis la fin du 20e siècle, une remise en cause des politiques abolitionnistes est de plus en plus importante, de nombreux pays d’Europe occidentale ont fait machine arrière en adoptant à nouveau une politique réglementariste (Grèce, Suisse, Allemagne, Pays-Bas, Autriche). Ce néo-réglementarisme use d’un nouvel argument pour légitimer la prostitution : cette dernière serait en réalité un travail comme un autre, librement consenti et devant donc être réglementé.

Symptôme de la diffusion des conceptions libérales dans la « gauche » française, c’est sous cette nouvelle forme que la prostitution tend à obtenir des lettres de noblesses dans le milieu féministe et communiste (aujourd’hui, des organisations et des revues auto-proclamés « communistes » tel que Révolution Permanente 2, le NPA 3, la revue Contretemps 4 usent de l’appellation « travail du sexe » pour parler de la prostitution).

Le féminisme a toujours été un mouvement divisé en fonction des appartenances de classe. Qu’une partie du mouvement féministe bourgeois fasse sienne ces conceptions néo-réglementaristes n’a donc rien d’étonnant. Cependant, que des mouvements dit communistes adoptent ces positions, alors que le mouvement communiste s’est toujours positionné pour l’abolition de la prostitution considérée comme une aliénation produite par le capitalisme témoigne d’un paradoxe on ne peut plus troublant.

« Avec l’abolition du régime actuel de production disparaîtra la communauté des femmes qui en découle, c’est-à-dire la prostitution officielle et non officielle » Karl Marx, Friedrich Engels 5

Ce grand écart théorique (voire opportuniste) mérite une réponse claire, car les dérives idéologiques d’un certain nombre de camarades sont un danger conséquent pour réussir à établir une ligne politique communiste cohérente et capable de servir de boussole à l’émancipation du genre humain.

Ce constat nous amène à formuler cette interrogation qui nous guidera durant tout notre exposé : l’adoption d’une posture réglementariste par des mouvements « communistes » est-elle compatible avec la pensée marxiste et avec l’aspiration à l’émancipation humaine qui doit guider toute pensée communiste ? Nous aborderons la forme que prend la prostitution dans le discours néo-réglementariste, avant d’en observer le contenu (ce qu’est la prostitution en réalité dans le système capitaliste). Puis nous tenterons de poser les bases d’une éthique marxiste en opposition à la prostitution et plus globalement à la marchandisation du vivant.

Observons la forme nouvelle que la prostitution prend dans le discours néo-réglementariste. La prostitution serait un travail, « un travail du sexe ». Et pas n’importe quel travail, selon l’adage la prostitution serait « le plus vieux métier du monde ». Ainsi la subordination marchande des femmes au plaisir sexuel masculin serait inhérente à l’humanité, il ne s’agirait donc pas d’abolir la prostitution mais de la réglementer. Cependant, à y voir de plus près, cette affirmation est en réalité… fausse. La prostitution n’a pas de tout temps et de tout lieu existé. Les sociétés dites primitives ou traditionnelles ne connaissaient pas la prostitution qui ne s’est développée qu’à une époque récente de l’humanité. Au mieux existait chez certaines de ces sociétés des pratiques « d’hospitalité sexuelle », forme primitive de domination sexuelle des femmes par les hommes. Ainsi, dans l’Europe des premiers siècles, chez les anciens Germains (mais aussi en Égypte, en Chaldée, en Inde, et encore il y a peu, chez les Inuits), il convenait rituellement d’offrir la femme ou la fille à l’hôte de passage. Ce principe d’hospitalité n’avait pas de but vénal, la femme n’était pas exploitée (au sens économique du terme) 6.

La prostitution n’est donc pas inhérente à la nature sociale de l’humain, et pour cause, de même que pour tout marxiste conséquent il n’existe pas de nature humaine 7, il ne saurait exister de phénomène social immuable évoluant en dehors de toute histoire et propre à « l’homme ». La prostitution a une histoire, elle a eu un début et elle aura une fin. Mais quel est donc ce début ?

« Au commencement Dieu créa le ciel et la terre »8… et le clergé créa la prostitution. En effet, au commencement le clergé des lieux de culte fut le premier proxénète connu de l’histoire et la prostitution sacrée fut la première forme connue de prostitution organisée. Dans de nombreuses civilisations 9 la fécondité naturelle s’est vue associée à la sexualité humaine, provoquant une transformation de l’hospitalité sexuelle en « prostitution sacrée ». Les femmes devaient se rendre au temple au moins une fois dans leur vie et s’offrir au pauvre ou à l’errant, en échange de quoi les dieux étaient censés assurer la prospérité de la communauté.

Cette pratique basée sur une notion de sacrifice et de don de soi était envisagée comme une initiation spirituelle dépourvue de caractère lucratif, le seul bien recherché en échange de l’acte prostitutionnel était la protection divine.

Progressivement, une altération s’opéra, et la « prostitution sacrée » se réduisit à un culte sexuel. Le rituel connut une désacralisation et la prostitution devint peu à peu un phénomène social qui s’organisa commercialement. Le développement des premières urbanisations, l’émergence de nouveaux systèmes d’organisation politique et de hiérarchies sociales, le passage d’une religion magique à une religion plus spiritualiste, coïncidèrent avec l’évolution de la prostitution sacrée vers la prostitution profane. On peut dater l’apparition de la prostitution sous sa forme moderne et vénale au 6e siècle av. J.-C. avec, en Grèce, la conjonction de ces principaux facteurs et des inventions de l’État et de la famille monogame (voir document cité à la note 6).

Nous n’allons pas nous attarder sur l’histoire de la prostitution qui n’est pas notre sujet. Ce qu’il faut retenir, c’est que la prostitution n’est pas le plus vieux métier du monde, elle n’est pas intrinsèque à une pseudo nature humaine fantasmée. Cependant, une fois cette vérité établie, reste encore l’idée que la prostitution est un métier, un travail. Mais qu’appelle-t-on un travail ? Derrière cette catégorie qui nous apparaît aller de soi (définie comme une activité créatrice de richesse en général) se cache en réalité une des pierres angulaires de la pensée marxiste. Chez Marx, la catégorie travail recoupe « une anthropologie générale du travail, une socio-économie du travail et une philosophie sociale du travail » 10.

Procédons du général au particulier afin de mieux cerner ce que la catégorie travail recoupe. Dans sa définition la plus générale, le travail est :

« de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement afin de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent » 11

Il s’agit là d’une définition anhistorique du travail, valable quels que soient les modes de production. Le travail est ici perçu comme le fruit de la nécessité inhérente à la finitude de la condition humaine. Travailler est un besoin. Les hommes (en tant qu’individus membres de l’espèce Homo Sapiens) doivent transformer leur environnement afin de produire leurs ressources et leurs conditions d’existence.

C’est en cela que l’humanité a pu se produire en tant que genre en modifiant « sa propre nature » par le travail (et donc dépasser le stade de l’espèce) et se différencier du reste du monde animal. À première vue la prostitution peut-elle coller avec cette définition anthropologique du travail ? La réponse est non. La prostitution n’est nullement issue d’une quelconque nécessité, elle n’est pas un besoin vital pour les hommes et ne participe pas à la transformation de la nature extérieure. Elle ne donne nullement une forme utile à la matière. C’est pour ça qu’elle n’est pas observable de tout temps et de tout lieu dans les sociétés humaines. Elle ne développe pas non plus les facultés humaines. Elle ne les développe pas car elle ne s’inscrit pas dans ce que Marx nomme le « procès de travail ».

Le procès de travail se décompose chez Marx en trois parties :

1) activité personnelle de l’homme, ou travail proprement dit ;

2) objet sur lequel le travail agit (par exemple la matière première, toute chose modifiée par le travail) ;

3) moyen par lequel il agit 12.

Le moyen de travail est un élément clé dans le procès de travail et est à l’origine du développement de l’humanité jusqu’à nos jours. En effet, comme le dit si bien Marx :

« […] le travailleur s‘empare immédiatement, non pas de l’objet, mais du moyen de son travail. Il convertit ainsi des choses extérieures en organes de sa propre activité, organes qu’il ajoute aux siens de manière à allonger, en dépit de la Bible, sa stature naturelle » 13

C’est donc la création, l’accumulation et l’appropriation de moyens de travail par le travailleur qui permettent aux hommes de transformer la nature mais surtout de transformer leur propre « nature ». Le moyen occupe ici une position médiane, il est un médiateur de l’activité humaine. La forme que prend ce moyen dans l’activité humaine n’est autre que l’outil de travail.

Un outil est une production strictement humaine, et c’est l’accumulation d’outils dans le temps et leur transmission de génération en génération qui ont permis le développement du genre humain. Les acquis évolutifs de l’humanité sont cumulés à l’extérieur de nos organismes, par l’accumulation d’outils (ce que Lucien Sève nomme l’excentration sociale de l’essence humaine).

Les animaux ne produisent pas d’outils, au mieux peuvent-ils aménager ou façonner un médiateur déjà-là. « Briser un coquillage à l’aide d’une pierre pour le consommer, comme savent le faire des loutres, relève à l’évidence de l’utilisation d’un objet » 14.

Comme le souligne Lucien Sève, les animaux ne fabriquent pas d’outils mais utilisent des objets, distinction très importante, car :

« fabrication d’outils donne à entendre, si les mots ont un sens, quelque chose de tout autre encore : à partir de matériaux bien éloignés en eux-mêmes du résultat voulu et transformés qualitativement par des opérations techniques élaborées, produire un médiateur durable adapté de façon générique à telle sorte de tâche qu’on pourra nommer alors outil […] » 14

Cette définition de l’outil nous fait prendre en compte une nouvelle caractéristique du travail humain : celui-ci nécessite une capacité d’abstraction suffisante pour pouvoir anticiper le résultat de son action. Pour être capable de transformer qualitativement des matériaux bien éloignés en eux-mêmes du résultat voulu, le travail humain doit être soumis à une finalité qui préexiste dans la conscience du travailleur.

C’est ce qu’explicite Marx dans un passage des plus connus du Capital :

« Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travailleur aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté » 11

La prostitution permet-elle la création d’outils ? A-t-elle permis le développement du genre humain par accumulation de moyens de travail ? Nécessite-t-elle la prise en compte d’une finalité abstraite non immédiate ? Nous ne saurions répondre affirmativement à ces questions, car si l’on s’arrête à la catégorie marxienne du travail et à sa visée anthropologique, la prostitution n’apparaît pas comme un travail.

Dans ce cas, pourquoi la prostitution passe-t-elle pour un travail dans de nombreuses sphères militantes ? Cette confusion sur la catégorie travail tire ses origines dans le double caractère que le travail acquiert dans la société capitaliste.

En effet, le travail sous le mode de production capitaliste est à la fois un travail concret, c’est-à-dire un travail producteur de la valeur d’usage d’une marchandise, qui satisfait un besoin particulier 15 et un travail abstrait, c’est-à-dire un travail historiquement et socialement déterminé producteur de la valeur des marchandises. Le travail concret est l’équivalent de la catégorie travail au sens anthropologique étudié précédemment, c’est-à-dire un travail entendu au sens matériel-technique ou physiologique.

Le travail abstrait quant à lui est un travail socialement égalisé par l’intermédiaire du marché. C’est un travail qui n’existe que dans le mode de production capitaliste. En effet, dans la société capitaliste le produit acquiert la capacité d’être directement échangé contre n’importe quel autre produit du travail social sur le marché. Il acquiert ce caractère social sous une forme telle qu’il est égalisé avec un produit déterminé (la monnaie, équivalent universel) qui possède la propriété d’être directement échangeable contre tous les autres produits.

Cette égalisation de tous les produits entre eux inclut aussi l’égalisation des différentes formes de travaux qui les ont créés qui diffèrent par leurs différents degrés de qualification. Ainsi, par l’intermédiaire du procès d’échange, le travail concret prend la forme d’un travail abstrait, c’est-à-dire d’un travail qui fait abstraction des conditions concrètes de sa réalisation.

« Le travail du tailleur, du fait qu’il est égalisé avec le travail du producteur d’or, se trouve ainsi égalisé et mis en relation avec toutes les formes concrètes de travail. Égalisé avec ces formes, comme forme de travail égale à elles, le travail du tailleur se transforme de travail concret en travail général ou abstrait » 16

Ce travail abstrait issu du procès d’échange capitaliste est intimement lié au concept de valeur. Le travail abstrait crée la valeur, il est la substance de la valeur. La valeur, à l’image du travail abstrait, est un phénomène social, une forme sociale que les produits du travail acquièrent dans le contexte de certains rapports de production entre les hommes. Elle prend différentes formes dans le mode de production capitaliste : elle est à la fois valeur d’usage (issue du travail concret) et valeur d’échange (qui prend la forme monétaire et qui s’échange sur le marché).

Lorsqu’on dit avec la plus grande assurance que le travail est producteur de richesses en général, il y a là une grave méprise sur ce que l’on entend par travail. En réalité, seul le travail abstrait produit de la richesse en général (au sens de valeur monétaire).

L‘égalisation des marchandises en tant que valeurs d’échanges et donc l’égalisation des travaux concrets en tant que travaux abstraits lors de l’échange conduit à l’indifférence sociale face à l’activité particulière qui a produit les marchandises 17. De cette indifférence découle directement l’idée que le travail est producteur de richesse en général et que cette observation est vraie de tout temps. Or, comme le signale Isaac Roubine :

« Le rôle du travail tel que nous l’avons décrit est précisément caractéristique d’une économie marchande, et cela est particulièrement frappant si l’on compare la société marchande à d’autres formes d’économie : prenons les corvées et redevances en nature du Moyen Âge. Ce sont les travaux déterminés des individus sous leur forme de prestations en nature, c’est la particularité et non la généralité du travail, qui constituent ici le lien social » 18

ou encore :

« Dans une communauté communiste primitive ou dans un domaine féodal, le produit du travail a une « valeur » au sens d’utilité, de valeur d’usage, mais il n’a pas de « valeur ». Le produit n’acquiert une « valeur » que lorsqu’il est produit spécialement pour être vendu, lorsqu’il fait l’objet sur le marché d’une évaluation exacte et objective qui le met en équivalence (à travers l’argent) avec toutes les autres marchandises, qui lui donne la propriété d’être échangeable contre toute autre marchandise » 19

L’exemple des corvées illustre le fait que dans les modes de production antérieurs au mode de production capitaliste, la richesse n’était non pas issue d’un travail en général, abstrait, mais au contraire concret et qu’elle ne découlait non pas de la valeur d’échange, mais de la valeur d’usage des produits. Ce n’est pas le travail en lui-même qui donne de la valeur au produit, c’est seulement ce travail qui est organisé sous une forme sociale déterminée (sous la forme d’une économie marchande).

Cette catégorie travail, dont le sens semble couler de source, est en réalité le résultat d’un long processus d’évolution historique.

« Travail semble une catégorie toute simple. Aussi bien la représentation du travail dans cette universalité – comme travail en général – est-elle des plus anciennes. Cependant, conçu du point de vue économique dans cette forme simple, « travail » est une catégorie tout aussi moderne que les rapports qui engendrent cette abstraction simple » 20

L’égalisation des marchandises sur le marché et leur transformation en monnaie évoquée précédemment masque le caractère socialement utile des travaux : les produits n’intéressent pas le producteur comme résultats du travail concret, mais uniquement comme fruits du travail abstrait, c’est-à-dire dans la mesure où ils peuvent se transformer en argent.

Cette indifférence du producteur envers l’activité concrète, auquel s’ajoute le flou qui entoure la catégorie travail considérée uniquement comme activité productrice de richesse en général, représentent la base sur laquelle peut s’établir un discours réglementariste considérant la prostitution non comme une exploitation mais comme un travail.

En effet, la prostitution y est perçue comme un échange entre un « service sexuel » et de l’argent, comme un accord passé entre un producteur de sexe et un acheteur. Le rapport sexuel concret qui se cache derrière cette abstraction est masqué au profit d’une simple activité abstraite qui s’égalise sur le marché avec de l’argent. Cependant, cette analyse de la prostitution est une analyse totalement faussée, qui part du principe que revenu = travail.

Or cette conception fait totalement l’impasse sur la catégorie anthropologique du travail marxiste. De surcroît cette conception du travail est profondément aliénante, car n’importe qu’elle activité aussi criminelle soit-elle peut devenir du travail abstrait. Ainsi, dans cette logique, les mercenaires sont des travailleurs de la mort et non pas des criminels, un vendeur d’héroïne est un vendeur comme un autre, et une mère porteuse ne fait que « louer » son utérus comme un propriétaire foncier louerait son terrain. Prendre pour base la production de richesse monétaire pour tracer la délimitation entre travail et non travail, indépendamment d’une réflexion sur l’activité concrète qui génère le revenu, est un processus extrêmement dangereux qui sous-tend la pensée néo-réglementariste.

La critique que Marx faisait de Savigny, chef hegelien de l’école historique du droit, s’applique tout autant aux néo-réglementaristes : « Chaque existence lui vaut comme une autorité ; chaque autorité lui vaut comme un fondement » 21.

  1. https://ehne.fr/fr/encyclopedie/th%C3%A9matiques/genre-et-europe/la-prostitution-de-1800-%C3%A0-nos-jours/r%C3%A9glementer-la-prostitution
  2. https://www.revolutionpermanente.fr/Le-travail-sexuel-au-temps-du-Covid-21152#:~:text=A%20moins%20d’abandonner%20le,aux%20aides%20de%20droit%20commun
  3. https://tendanceclaire.org/article.php?id=376
  4. https://www.contretemps.eu/les-travailleuses-du-sexe-peuvent-elles-penser-leur-emancipation-sur-quelques-effets-excluants-des-discours-abolitionnistes/
  5. Le Manifeste du Parti Communiste, édition Le livre de poche, collection Les Classiques de la Philosophie p. 77
  6. https://www.fondationscelles.org/pdf/extrait_malika_nor.pdf
  7. « […] L’être humain n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, c’est l’ensemble des rapports sociaux. » K. Marx, VIe thèse sur Feuerbach
  8. La Genèse, premier livre de la Bible dans Les sept jours de la création
  9. La prostitution sacrée est certainement née en Chaldée, puis a gagné la Mésopotamie, le Moyen-Orient, la Perse et la Syrie. Des commerçants phéniciens l’ont par la suite répandue dans le pourtour méditerranéen. Cf. Richard Poulin, Abolir la prostitution, manifeste, M éditeur, p. 27
  10. Richard Sobel, Capitalisme, Travail et Émancipation chez Marx, édition Presses Universitaires du Septentrion, collection L’économie retrouvée, p. 16
  11. K. Marx, Le Capital, Livre 1, édition Gallimard, collection Folio essais, p. 276
  12. (« chose ou ensemble de choses que l’homme interpose entre lui et l’objet de son travail comme conducteur de son action » K. Marx, Le Capital, Livre 1, édition Gallimard, collection Folio essais, p.277)
  13. K. Marx, Le Capital, Livre 1, édition Gallimard, collection folio essais, p. 277
  14. L. Sève, Penser avec Marx aujourd’hui, Tome II, « L’homme » ?, édition La dispute, p. 297
  15. « La valeur d’usage de chaque marchandise recèle un travail utile spécial ou une activité productive qui répond à un but particulier » K. Marx Le Capital, Livre 1, édition Gallimard, collection Folio essais, p. 117
  16. Isaac Roubine, Essais sur la théorie de la valeur de Marx, chapitre 13, Le travail social, disponible sur internet : https://www.marxists.org/francais/roubine/index.htm
  17. « Avec l’universalité abstraite de l’activité créatrice de richesse apparaît alors aussi l’universalité de l’objet dans sa détermination de richesse, produit en général ou encore travail en général, mais travail en tant que passé, objectalisé » Marx, Manuscrits de 1857-1858, Introduction, Éditions Sociales. Texte trouvable dans l’anthologie Karl Marx Écrits philosophiques, édition de Lucien Sève, aux éditions Flammarion : texte 38, Le concret et l’abstrait
  18. Isaac Roubine, Essais sur la théorie de la valeur de Marx, chapitre 14, Le travail abstrait, disponible sur internet : https://www.marxists.org/francais/roubine/index.htm
  19. Isaac Roubine, Essais sur la théorie de la valeur de Marx, chapitre 8, Caractéristiques fondamentales de la théorie de la valeur de Marx, disponible sur internet : https://www.marxists.org/francais/roubine/index.htm
  20. K. Marx, Manuscrits de 1857-1858, Introduction, Éditions Sociales. Texte trouvable dans l’anthologie Karl Marx Écrits philosophiques, édition de Lucien Sève, aux éditions Flammarion : texte 38, Le concret et l’abstrait
  21. https://www.youtube.com/watch?v=mDvnEmgtk0Y&t=1818s 29:46 min