La recherche d’une définition de l’idéologie bourgeoise est une impasse. Elle supposerait en effet qu’il existe une bourgeoisie unifiée, d’un seul bloc, et qu’elle aurait une seule façon de considérer le monde. En réalité, de quoi parle-t-on ? Serait-ce d’une “psychologie générale” du bourgeois de base, ou de la constitution d’un rôle social commun à toutes les personnes appartenant à cette classe ?
Comme souvent, un cliché était attaché à l’image de ce que serait un bourgeois – repus, chef d’usine, conservateur, croyant mais avec quelques maîtresses par ci par là, chapeau haut-de-forme et cigare – mais l’épreuve du temps a permis de remettre grandement en cause l’existence de ce personnage.
C’est un démenti à la conception “culturaliste” de ce qu’est la bourgeoisie, c’est-à-dire une interprétation subjective des comportements des bourgeois ; bref, une vue des idées et pas des actions et de la position d’une classe dans la société. Il est bien évident que réduire toute l’histoire humaine à l’économie est une simplification outrancière de ce qu’est la vie des hommes, mais, a contrario, il est irrationnel de ne pas considérer les facteurs, sociaux, économiques ou concrets, qui permettent à sa vie de se reproduire et d’exister telle qu’elle est.
Je vais donc partir de l’idée qu’une idéologie bourgeoise est une idéologie qui prétend défendre la place de la bourgeoisie comme classe sociale nécessaire et légitime – c’est-à-dire la classe de ceux qui possèdent la terre qu’elle loue, et les machines nécessaires pour travailler. À partir de là, je vais essayer d’utiliser une méthodologie “classiquement marxiste”, à savoir la dialectique matérialiste : partir de concepts abstraits pour s’élever vers la réalité de notre monde, mais toujours en prenant en compte les événements qui aboutissent à un tel changement des mentalités. Tenir les deux extrémités en même temps n’est pas une mince affaire, mais c’est là que réside toute la force de cette approche.
Bien sûr, le sujet est bien trop vaste pour pouvoir tenir dans un article comme celui-ci. Une approche rigoureuse, scientifique, doit comporter une revue critique des autres points de vue et une étude serrée des données empiriques sur le sujet ; comme le dit la tradition, on laissera cela à un travail ultérieur. Cette petite étude a pour but de nourrir l’action politique de RC, puisque c’est là notre ligne fondamentale.
On peut concevoir dans l’histoire au moins deux tendances “pures” dans l’idéologie politique, nées avec l’avènement politique de la classe capitaliste ; on marque généralement son arrivée avec la Révolution Française de 1789, mais on peut aussi la faire remonter à la Première Révolution Anglaise de 1642 ou à la Révolution Américaine de 1765. En elle-même, cette idéologie commence avec les aspirations à la Liberté de nombreux bourgeois occidentaux qui s’opposent aux structures de pouvoir existantes.
Au risque de paraître un marxiste de caricature, c’est bel et bien dans le domaine économique que se passèrent les évènements les plus importants : une modification des rapports de force économiques qui a vu progresser le poids des propriétaires de manufacture et les marchands dans le système économique, sans que, pour autant, ils n’aient accès au pouvoir politique. Dans l’Europe occidentale, de grands noms des Lumières s’attellent à décrire et à déchiffrer les rapports économiques et les rapports de pouvoir politique, et se font les étendards de toutes les formes de liberté, économique comme religieuse, culturelle comme politique. Mais lorsque éclate la Révolution Française, la conception de ce qu’est la liberté et le questionnement sur quelles institutions politiques doivent être adoptées scindent la bourgeoisie d’alors en un bloc de gauche et un bloc de droite.
Même si la représentation de la vie politique en deux camps, “gauche” et “droite”, vient de ce moment historique, les groupes idéologiques qu’elle délimite ont énormément évolué au cours de sa courte histoire ; de plus, dans cet article, je ne traite que de la gauche et de la droite bourgeoises.
On peut préférer appeler ces deux grandes familles “progressisme” et “conservatisme”. La première recherche l’amélioration et postule en la perfectibilité de la société ; quant à la seconde, elle affirme que la société est d’abord à défendre dans l’état dans lequel elle se trouve, et qu’il faut agir politiquement, de manière active, uniquement lorsque de nouveaux problèmes se présentent. Toutes deux sont néanmoins d’accord sur le respect du droit de la propriété lucrative, sur le droit de la domination de la bourgeoisie, et donc de ses intérêts économiques.
L’école progressiste a tendance naturellement à axer son intérêt sur la défense des droits individuels, c’est-à-dire la liberté d’expression et de conscience, la liberté de circulation, et la liberté d’entreprendre. C’est donc la tendance de gauche de la bourgeoisie à ses débuts, mais lorsque les prolétaires s’invitent à table pour défendre leurs conditions d’existence, ses “valeurs” deviennent contradictoires avec leur défense des libertés d’exploiter son semblable. Comment concilier ces libertés avec l’existence réelle des couches exploitées ? La seule réponse cohérente est de supposer la liberté d’être exploité, la liberté de choisir entre avoir un salaire ou mourir de faim.
Ce ne sont pas là les préoccupations des conservateurs, cependant. Leur préoccupation première est la survie de la société telle qu’elle existe, et la forme de l’Etat au moment considéré. Toute entrave à la perpétuation des institutions est un obstacle qu’il faut éradiquer – la méthode pour ce faire est donc dépendante des rapports de force au moment présent, et des différentes sous-familles conservatrices, chacune ayant son domaine de bataille favori. Mais le motif reste bien le même : le retour à un état stable présupposé, passé, meilleur que le présent. Que faire cependant des remous politiques et sociaux des couches les plus basses de la société ? Les solutions comprendront une vaste collection d’actions alliant la répression pure et simple à la charité sociale, et le choix dépendra là encore des rapports de force et de la mode politique du moment.
C’est en effet véritablement le mouvement ouvrier qui a exposé frontalement les contradictions de l’idéologie bourgeoise : grossièrement parlant, tout le monde se doit d’avoir une réponse à la question sociale (“que faire des pauvres ?”). L’existence autonome des tendances collectivistes devient une épreuve pour les progressistes qui y voient dès le début une voie vers la dictature de l’Etat socialiste contre l’individu, tandis que les conservateurs y perçoivent la dimension destructrice de la civilisation et le règne de la médiocrité. Donc soit on aide les nécessiteux à s’améliorer, parce qu’ils n’ont pas eu de chance, soit on les blâme pour ne pas être capables de changer leur situation.
Le mouvement ouvrier se constitue progressivement un corpus doctrinal qui promeut la destitution des formes politiques et économiques de la bourgeoisie progressiste ; se faisant “doubler” à sa gauche, c’est tout logiquement elle qui va être la plus en opposition avec les socialistes ou les anarchistes. Les défenseurs des principes représentatifs – on dira républicains, mais les monarchies constitutionnelles sont en vérité de même type – mettront un peu d’eau dans leur vin blanc, et autoriseront le viol des droits individuels pour le maintien de leur ordre social, tandis que nombre de conservateurs auront au contraire à cœur de prendre la question sociale au sérieux pour que la société puisse perdurer dans son essence – et cela de manière souvent totalement explicite, c’est-à-dire en “coupant les pattes” des agitateurs socialistes, ou bien implicitement, en promouvant la charité et en louant l’inhumanité bafouée par les dérives du capitalisme.
Ces grandes tendances de l’idéologie bourgeoise vont encore évoluer. Le mouvement socialiste revendique la révolution comme moyen de mettre à bas le capitalisme ; il faut alors prendre position de ce que l’on fait de la revendication des couches inférieures. Deux possibilités s’ouvrent.
La première vient des conservateurs, et elle s’appellera “réaction”, la panique face aux tentatives révolutionnaires. La réaction s’oppose au progressisme, bien sûr, mais elle souhaite revenir à un état antérieur de la société, voulant revenir sur la plupart des avancées sociales conquises. En cela, elle est une radicalisation du conservatisme qui, sur le long terme, reste légitimiste et accepte les institutions bourgeoises. Les réactionnaires souhaitaient au départ le retour à la société d’Ancien Régime, en conservant la structure capitaliste, mais devinrent ensuite des pourfendeurs de tout progrès, voulant revenir dans le passé, pour se reposer sur une société qui, selon eux, était bien plus efficace (et surtout ordonnée) que celle présente.
La seconde, bien plus subtile pour notre camp, sera le réformisme. Il faut tout d’abord prendre garde à différencier le “réformisme bourgeois”, consubstantiel à la pratique politique des progressistes depuis leur arrivée au pouvoir, du “réformisme socialiste”, qui provient de l’intérieur du camp ouvrier. Celui-ci promeut la victoire du socialisme, non par la prise de pouvoir violente, mais par l’acceptation du jeu parlementaire imposé, et par des réformes progressives et ponctuelles. Le grand théoricien de ce courant s’appelait Eduard Bernstein, et était avant la mort d’Engels un de ses plus proches camarades. À la mort du Général, Bernstein commence à élaborer sa doctrine, qui s’appuie sur l’affirmation que la révolution est à présent impossible, puisque les capitalistes donnent de plus en plus d’avantages sociaux aux ouvriers ou que les moyens de communication sont assez performants pour permettre aux capitalistes de se concerter, via des corporations patronales par exemple. Même si les conclusions sont discutables, les différents constats peuvent avoir une part de légitimité. Ce sont ces constats qui feront que la tendance réformiste gagnera grandement en influence du milieu des années 1890 jusqu’à la fin de la Première Guerre Mondiale, avant que la Révolution d’Octobre ne mine leur corpus théorique. Il s’agit d’une défense en bonne et due forme de la structure de l’État capitaliste en essayant de l’améliorer par la marge, et donc de s’intégrer pleinement “en attendant” au pouvoir capitaliste. C’est une très claire acceptation des critiques que les libéraux – défenseur des droits de l’individu et de l’absence de contraintes économiques – faisaient à la classe ouvrière organisée, mais sans que ces critiques n’aient eu pour but d’améliorer la théorie ; elle a plutôt servi à mettre en question le cœur de la doctrine socialiste et du marxisme : on peut donc parler réellement de révisionnisme politique, sans qu’il y ait de connotation de valeur accolée à ce terme.
Fort curieusement, ce sera dans le camp conservateur qu’à la même époque, un courant aux velléités “révolutionnaires” va se développer. L’avatar le plus connu est le fascisme, sur lequel tant de choses et plus encore ont été dites, comme s’il s’agissait là d’un mystère profond de l’idéologie politique universelle ; c’est que la confusion a été grandement développée par le gauchisme et l’idéologie libérale qui jetaient à tout bout de champ le qualificatif “fasciste” à tout groupe réactionnaire ou défendant l’autoritarisme – attitude à rapprocher par ailleurs de l’emploi de la part des conservateurs du terme “totalitaire”. Le fascisme est réactionnaire en ce qu’il cherche à revenir à une société du passé, mythifiée, pervertie par de nombreux ennemis intérieurs – les mouvements collectivistes ou les juifs, à l’origine. Le principe de base est simple : si la bourgeoisie traditionnelle n’est plus capable de défendre la société, elle n’a qu’à céder sa place à des militants plus radicaux. La question sociale est importante pour cette frange révolutionnaire, mais pas dans le sens classique de la charité : si la Nation et l’Etat existent concrètement, c’est par les habitants qui y vivent, et donc il faut défendre leurs conditions de vie pour que leur Nation soit en santé. Si beaucoup de ces mouvements se cantonnaient à de la discussion théorique, les fascistes se différencieront par leurs actions de terrain, à connotation sociale et sans avoir peur d’utiliser la violence de rue.
Bourgeoisie de gauche, bourgeoisie de droite se retrouveront lorsque l’hégémonie réactionnaire ultra commencera à décliner, et se concentreront sur la défense du capitalisme de manière plus subtile, et ce sera le triomphe de la social-démocratie détachée de tous ses oripeaux socialistes. L’âge des réformes s’annonce, non plus pour sortir du capitalisme mais tout au plus pour l’amender de ses défaillances. Le grand théoricien de cette rupture doctrinale est l’économiste John Maynard Keynes qui cherchait explicitement à contrer l’influence socialiste et à défendre le capitalisme contre ses contradictions internes. L’Etat se met au centre de la pensée bourgeoise, parce qu’il permet de contrôler l’anarchie de la production, et sert à calmer les troubles politiques de cette époque peu apaisée ; la voie royale du développement économique est celle de subventions et investissements d’Etat, l’appropriation de secteurs industriels par celui-ci, et un appareil de répression développé. Pour les progressistes, la hausse du niveau de vie (accès au logement, à la nourriture, aux aides sociales, à l’emploi et aux études) suffit à satisfaire leur appétence naturelle, tandis que les conservateurs se satisferont d’une expansion de la puissance de leur patrie et du retour à l’autorité contre le chaos mondial et les poussées révolutionnaires.
Les collectivistes d’alors avaient le vent en poupe, et en plus de quelques gages donnés à leurs aspirations sociales et politiques, les termes et la phraséologie révolutionnaires étaient le fond commun de la vie politique. La voie de développement sera la “planification” ou le “socialisme”, même si, bien souvent, il s’agit plus de la lettre que de l’esprit. La prospérité économique entraînant un espoir dans le progrès de la vie sociale, l’avenir s’annonce radieux et les améliorations ne peuvent que continuer.
Pourtant la paix sociale vole en éclat dès lors que les perspectives de partage des profits s’effondrent1 ; ce sera le cas lorsque la crise de l’énergie des années 1970 éclate à la face du monde. La hausse du coût de l’énergie grippe les investissements productifs, et le chômage grimpe. Ajoutant à cela la rupture d’efficacité des politiques économiques de relance et la montée en flèche des prix, le temps est à la disette. Discrédit général des idéaux révolutionnaires aidant, la tendance est à la libération des forces du capital dans l’appareil politique. À présent, donc, toutes les solutions seront “libérales” économiquement parlant, mais les progressistes et conservateurs seront toujours divisés sur ce que sont les droits politiques désirables, et quelle est leur portée effective.
Il a fallu un changement économique profond pour que sociaux-libéraux et libéraux-conservateurs naissent et entament leur pas de danse. Alliance de la carpe et du lapin à première vue, les libéraux-conservateurs sont la droite contemporaine du capital, parce qu’ils sont des opposants dans la nouvelle guerre culturelle sur les droits des minorités qui s’impose depuis les années soixante-dix. En cela, ils prolongent leur tradition historique, et leur libéralisme ne concerne bien évidemment que le domaine économique. Gauche de la bourgeoisie, les sociaux-libéraux sont l’excroissance capitularde de la social-démocratie, qui ne cherche plus à déposer le capital de son trône, mais à améliorer les droits individuels et civiques. C’est donc tout naturellement qu’ils acceptent les règles du jeu du capitalisme et des institutions bourgeoises qui en découlent ; leur supplément d’âme est alors dans leur ouverture aux problèmes que la société engendre et qui doivent être corrigés. Aussi, à la perspective de renversement révolutionnaire du mode de production caractérisé par l’exploitation de l’homme par l’homme est préférée la critique sans fin – et sans qu’il y ait une esquisse de solution – des dominations2.
En soi, les deux groupes acceptent la domination du capital sans rechigner, puisque ce sont là les données naturelles du monde tel qu’il est, et qu’il ne peut en être autrement sous peine d’ineffables malheurs.
C’est aux communistes de faire émerger une nouvelle dynamique.
1. Ils ne s’effondrent pas parce que les capitalistes ponctionnent une plus grande partie de la valeur ajoutée pour leur propre compte (enfin, pas uniquement pour cette raison), mais parce que le montant du profit qu’on peut espérer en investissant du capital (c’est-à-dire le taux de profit) baisse de plus en plus au fil du temps, en moyenne.
2. Prenons une précaution cependant (même si elle a peu de chances d’être intégrée par ceux à qui elle s’adresse) : il ne s’agit pas de considérer que ces combats sont légitimes ou non, mais qu’ils servent de fait de palliatif à la perspective révolutionnaire, et plus singulièrement à la lutte des classes.